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l’avoir pris, emprunté, ou reçu. Par un autre effet de la même cause, tout ce que les suggestions des sens, ce que son intérêt, ce que sa colère ou les fumées de son amour-propre lui dictent, il le dit, il le laisse échapper, sans plus d’égards aux convenances qu’aux règles, à sa propre dignité qu’au bon sens, à la vérité même qu’à la logique. Il y va pour lui d’être ou de ne pas être; et critiquer un drame où il a comme engagé sa propre conception de l’amour, de l’honneur, de la justice, lui refuser ou lui marchander ce qu’il a décidé qui lui convenait, c’est en quelque sorte l’atteindre ou le blesser aux sources de la vie, attenter aux droits de son Moi, outrager enfin le Dieu qu’il s’en est fait. Mais c’est aussi le frapper aux sources de l’inspiration et les faire jaillir ;


O drapeaux du passé, si beaux dans nos histoires,
Drapeaux de tous nos preux et de toutes nos gloires
Redoutés du fuyard,
Percés, troués, criblés, sans peur et sans reproche,
Vous qui dans vos lambeaux mêlez le sang de Hoche
Et le sang de Bayard.


S’il a suffi qu’on ne lui donnât pas un portefeuille de ministre, et ainsi qu’on irritât la plaie vive de sa vanité pour qu’il trouvât ces vers, son génie a donc la même origine que son égoïsme ou que son orgueil ; ce qu’il y a de plus beau dans son œuvre est donc solidaire de ce qu’il y a de plus puéril et de plus insupportable à la fois dans son caractère ; et, assurément, nous ne devons pas excuser ceci sur cela, mais nous devons pourtant subordonner l’histoire de sa vie au commentaire de son œuvre.

Je me contente ici d’indiquer le thème : un autre le développera, l’élargira. Il montrera sans peine que, si Victor Hugo avait eu l’âme plus haute, et en quelque manière plus dégagée des sens, moins esclave des réalités, son vers, le vers des Orientales, celui des Contemplations et de la Légende des siècles n’aurait sans doute pas les qualités extraordinaires de relief, et de précision jusque dans l’obscur, qui le distinguent du vers philosophique et laborieux de Vigny, du vers souvent si éloquent, mais si peu plastique de Musset, du vers ondoyant et amorphe de Lamartine. Qui donc encore a dit des Chansons des rues et des bois qu’elles étaient « le plus bel animal de la langue franc aise? » mais le seraient-elles si la pensée d’Hugo s’était habituellement nourrie de préoccupations plus pures ? Ou bien encore entre tous nos grands poètes, croyez-vous qu’il fût celui qui peut-être a le plus éloquemment exprimé la terreur, et l’horreur, et la peur de la mort, s’il avait moins aimé la vie, et de la vie ce qu’elle avait de plus matériel ?