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sortie par les coins pour aller respirer l’air. Enlevez à la grenouille ses hémisphères cérébraux et placez-la sous la même vitre; si vraiment il ne subsiste plus ni sensation ni appétition, s’il n’y a plus aucune trace d’intelligence, la machine vivante pourra bien encore frapper son nez contre la vitre et rester là jusqu’à ce qu’elle soit suffoquée; mais ce n’est point ce qui se passe. Cette machine « insensible et brute » continue de chercher une ouverture, la trouve et vient enfin respirer l’air. Placez sur le dos une grenouille sans cerveau, après lui avoir attaché une de ses pattes, vous poserez à la machine vivante un petit problème de mécanique, car les mouvemens nécessaires alors pour se remettre sur le ventre ne sont plus les mêmes que dans les circonstances ordinaires; or, cette prétendue machine, dont vous croyez que toute idée et toute sensation est désormais absente, résout fort bien le problème et se remet sur le ventre. Renversez une pendule, elle ne se redressera pas pour continuer de marquer l’heure.

On voit se restaurer les fonctions après les amputations et les blessures : les grenouilles qu’on a privées d’hémisphères se meuvent bientôt spontanément, mangent des mouches, se cachent dans le gazon. Les carpes de Vulpian, privées de leur cerveau, trois jours après l’opération s’élancent vers la nourriture. Elles voient les morceaux de blanc d’œuf qu’on leur jette, les suivent, les saisissent; elles luttent avec les carpes intactes pour happer ces morceaux. Shrader enlève à des pigeons leurs hémisphères ; après trois ou quatre jours, les pigeons ont recouvré la vue ; en marchant ou en volant, ils évitent tous les obstacles ; parmi divers perchoirs, ils choisissent toujours le plus commode; montés très haut, ils descendent de perchoir en perchoir, en suivant le meilleur chemin, avec l’exacte notion des distances. Goltz conclut de ses expériences que l’oiseau sans hémisphères sent toujours, mais qu’il est réduit à une existence « impersonnelle; » nous dirions plutôt isolée et insociable. Il vit comme un ermite; il ne connaît plus ni amis ni ennemis ; il n’aperçoit aucune différence entre un corps inanimé, un chat, un chien, un oiseau de proie qui se trouve sur sa route; le roucoulement de ses pareils ne lui fait pas plus d’impression que tout autre bruit; la femelle n’accorde aucune attention au mâle, le mâle à la femelle; la mère ne fait pas attention à ses petits. C’est donc bien la vie familiale et sociale qui a disparu ; ce sont les rapports avec les autres êtres animés qui ne viennent plus se représenter dans la tête de l’animal. Mais, si son moi social a disparu, l’animal conserve cependant, en une certaine mesure, son moi personnel, réduit au présent et renfermé comme Robinson dans son île.