Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/807

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et vécus sont simplement des groupes d’idées-forces rangées sous une idée dominante : un phénomène d’éclairage intérieur fait monter à la lumière les élémens perdus dans l’ombre, rentrer dans l’ombre les élémens d’abord lumineux. Supposez encore qu’une substance quelconque rende vos yeux sensibles aux rayons ultra-violets du spectre, normalement invisibles, en vous enlevant la vue des rayons normalement visibles, voilà le panorama du monde changé : vous verrez des merveilles que vous n’aperceviez pas, vous cesserez de voir ce qui affectait jadis votre vision. Il y a des réactions chimiques et aussi des phénomènes de vie végétative qui sont sous la dépendance des rayons ultra-violets : peut-être ce monde subspectral vous serait-il en partie révélé. Même dans l’état actuel de notre vision, après avoir regardé un objet, nous pouvons en avoir des images complémentaires et des images négatives qui, si elles étaient plus constantes et plus systématisées, seraient pour nous un nouvel aspect du cosmos.

Lorsque, dans l’état anormal de la conscience, il reste encore un souvenir de l’ancien état, l’être s’apparaît toujours à lui-même comme un ; s’il y a une scission plus complète, il semble divisé en deux, et peut alors attribuer à un autre ce qu’il a fait lui-même. Telle cette aliénée de Leiret, qui avait conservé la mémoire très exacte de sa vie jusqu’au commencement de sa folie, mais qui rapportait cette période de son existence à une autre qu’elle.

Les cas de ce genre, où le sujet que l’on prétend dédoublé connaît à la fois ses deux états, ne sont point encore, selon nous, de vrais cas de dédoublement. Dire : je ne suis plus le même, c’est affirmer qu’on est encore le même, puisqu’on relie par je les deux états et qu’on les embrasse d’un seul regard. Alors même qu’on désignerait les deux personnages par des noms différens, appelant l’un moi, l’autre Paul ou Pierre, le seul fait de les connaître tous les deux prouve encore qu’il y a un lien dans une même personne entre les deux sous-personnalités. Les seuls cas de vrai dédoublement sont ceux où les deux personnes sont entièrement ignorées l’une de l’autre, si bien que la première ne soupçonne même pas l’existence ou l’action de la seconde, et réciproquement. C’est ce qui paraît avoir eu lieu pour la dame américaine de Mac-Nish, qui, après un long sommeil, entrait dans une phase d’existence où elle se rappelait les phases analogues sans soupçonner les phases intercalées ; elle ne se rappelait ces dernières qu’une fois revenue à son premier état.

Un autre genre de dédoublement consiste, non plus dans la succession, mais dans la simultanéité de divers groupes opposés d’impressions, d’idées, d’impulsions. M. Jules Janet endort une