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Aux troubles de la sensibilité se rattachent d’importantes perturbations dans ce qu’on appelle le « langage intérieur, » c’est-à-dire dans cette conception mentale de mots sans laquelle nous ne pourrions vraiment penser. Les actions et idées un peu complexes ne peuvent se conserver dans la mémoire et se rappeler à la conscience que par le moyen d’autres images plus maniables et plus subtiles qui en sont les substituts, les signes : ce sont les mots du langage, sortes de gestes intérieurs et cérébraux substitués à des actions plus complexes. La parole n’est autre chose qu’une série de ces gestes accomplis par les muscles du larynx et associés à des représentations du cerveau. Or, on sait que les images qui constituent le langage intérieur ne sont pas les mêmes chez tous les individus. C’est ce qu’ont prouvé les belles recherches anatomiques et cliniques de M. Charcot, dont on trouvera le résumé dans le livre de M. G. Ballet sur le Langage intérieur. Les uns se servent de préférence de telle sorte d’images, les autres d’images différentes : en pensant, les uns entendent, les autres voient, les autres prononcent des mots. Du trouble de l’un ou de l’autre des organes cérébraux nécessaires à la fonction complexe du langage résulte une forme déterminée d’amnésie : surdité verbale (on ne comprend plus les mots que l’on entend), cécité verbale (on ne comprend plus les mots qu’on voit écrits), aphasie motrice (on ne sait plus articuler les mots), aphasie graphique (on ne sait plus les écrire). Une même lésion produit donc des effets très différens sur l’intelligence et la mémoire selon qu’elle frappe des individus qui, pour penser et parler intérieurement, usent habituellement de telle ou telle catégorie d’images. Pour un individu dont tous les souvenirs sont « cristallisés » autour des images motrices, la perte des images visuelles n’a pas grande importance ; elle supprimera, au contraire, toute mémoire et toute parole chez un autre sujet qui se sert de ces images visuelles. Selon M. Pierre Janet, il se produit chez les hystériques et les somnambules quelque chose d’analogue aux aphasies et amnésies. Pour comprendre la mémoire alternante des somnambules, qui semblent passer périodiquement d’une vie à l’autre, M. Pierre Janet suppose qu’elle est due à une « modification périodique (spontanée ou provoquée) dans l’état de la sensibilité et, par conséquent, dans la nature des images qui servent à former les phénomènes psychologiques complexes, en particulier le langage. » Une femme passe, par exemple, du « type visuel » au « type moteur » et réciproquement; dès lors, la personne qui pensait tout au moyen des signes fournis par la vue semble disparaître pour faire place à celle qui se sert des signes moteurs. En réalité, ce sont des mémoires alternantes, qui