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aussi le mieux armé dans la lutte pour l’existence : par cela même qu’il concevra sa propre conservation, il la réalisera dans la même mesure; il aura sa ligne tracée, sa direction, son but; il saura d’où il vient, où il est, où il va. Sans cette représentation de son identité personnelle, il serait effectivement taillé en pièces par la hache toujours retombante des résistances extérieures : il serait coupé en mille petits morceaux discontinus, comme le ver de terre dont on divise les tronçons sur le sol. En un mot, c’est par la représentation de mon moi identique que je réalise mon identité relative, que je me survis sans cesse à moi-même, que je renais à chaque instant, jusqu’à ce qu’enfin je meure. Même au-delà de ce terme prévu, je me prolonge encore par l’idée et par le vouloir: je m’immortalise, je m’éternise. Nous ne pouvons savoir si c’est là un simple rêve, ou si les lois mêmes de la nature permettent un prolongement du mental au-delà des conditions présentes de la vie. Puisque le mental ne se perd pas plus que le physique, qui sait si, dans le monde des idées et des sentimens, certaines combinaisons supérieures et précieuses ne peuvent pas arriver à être stables?

Quelque utile, quelque nécessaire que soit ainsi l’idée du moi, elle n’en a pas moins besoin, en morale, d’avoir son contrepoids dans l’idée du tout. La psychologie contemporaine, bien comprise, peut contribuer à ce résultat moral, car son dernier mot est: — Rien de si un qui ne soit multiple, rien de si mien qui ne soit aussi collectif. C’est l’action du tout qui se continue en moi au lieu d’y commencer; je sers sans doute à modifier cette action, je joue mon rôle, je lais ma partie, mais je ne saurais jouer seul ; je ne puis que du bout des lèvres m’écrier : — Moi, moi, dis-je, et c’est assez. Le chœur immense des choses me répondra toujours : nous, et il couvrira ma voix, perdue dans le concert infini des mondes. C’est en tous les autres que nous avons « vie, mouvement, existence, » — Et les autres en nous, puisque nous coopérons à l’œuvre universelle, puisque nous connaissons les autres, puisque nous les aimons. Je ne puis ni sentir seul, ni penser seul, ni parler seul, ni vouloir seul, ni exister seul. Et pourquoi se plaindre d’une loi qui, comprise et acceptée par notre intelligence, devient la loi de solidarité, la loi de fraternité universelle?


ALFRED FOUILLEE.