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Pour le droit public, d’abord, la démonstration en est presque superflue. C’est un lieu-commun que de faire ressortir à quel point le principe de la souveraineté de l’État domine et pénètre tout. S’il y a querelle entre les partis et les systèmes, c’est seulement pour déplacer cette souveraineté : mais ce n’est jamais pour la discuter ou la restreindre ; il suffit de regarder autour de soi pour s’assurer que la tendance de l’État moderne à s’imposer partout et à absorber tout est, plus que jamais, en belle voie de progrès. La première victime de cette tendance, c’est nécessairement l’association. Pour exercer la souveraineté absolue, il faut avoir affaire à des individus : l’association, qui se tient mieux et offre une résistance, est une gêne, par suite un ennemi. De plus, l’État ne veut pas supporter près de lui et en lui une organisation, une hiérarchie, qui lui fait concurrence et qui se sent capable de se mêler d’entreprises dont il prétend avoir le monopole. Le spectre de « l’État dans l’État » n’a jamais été agité en vain. Aujourd’hui encore il effraie nombre de bons esprits, il a motivé et il légitime, aux yeux de beaucoup de gens, la plupart des persécutions[1]. Aussi le droit public français n’a peut-être pas de principe mieux reconnu et plus universellement enseigné que celui de l’interdiction des associations. Quand la cour de cassation, dans un arrêt de 1866, proclamait « qu’il est de droit public, en France, qu’aucune communauté, association ou corps moral ne peut exister qu’en vertu d’un acte de l’autorité publique, » elle exprimait une idée reçue et presque banale. Entre les théoriciens, l’unanimité est presque complète. Les philosophes du siècle dernier pensaient là-dessus comme le gouvernement. Hobbes et Rousseau sont d’accord avec Kant. « Imprudent et malheureux, » écrivait André Chénier dans une des notes de son Hermès « l’État où il se fait différentes associations, différens corps dont les membres, en y entrant, prennent un esprit et des intérêts différens de l’esprit et de l’intérêt général. Heureux le pays où il n’y a d’autre association que l’État, d’autre corps que la patrie, d’autre intérêt que le bien commun[2]. »

Si la liberté d’association est étrangère à notre conception du droit public, celle du droit privé ne lui est pas moins réfractaire. Le type du droit privé, c’est la propriété telle que la définit le

  1. On sait que les persécutions des chrétiens sous l’empire romain et celles des protestans par Louis XIV ont trouvé des apologistes qui ont fait valoir que les persécuteurs n’ont jamais entendu violenter la conscience, mais seulement punir des rebelles qui cherchaient à se soustraire aux lois de l’État, en s’organisant en société particulière, sans lui et hors de lui. La conduite du gouvernement chinois envers les missionnaires a été expliquée de la même manière. La justification est extraordinaire. On ne voit pas que c’est précisément en cela que consistait la persécution.
  2. Édit. Lemerre, t. II. p. 42.