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romain les avait déjà tirées dans toute leur rigueur. Non qu’il en ait eu le monopole : et on pourrait discuter sérieusement si c’en était le lieu, la question de savoir si l’esprit germanique n’a pas produit, lui aussi, un développement d’individualisme à outrance, voire de démocratie intransigeante, qui ne le cède en rien aux produits de l’idée romaine : mais sans entrer dans cet examen, il est certain que la souveraineté romaine et la propriété romaine pénètrent et dominent la pensée moderne, et qu’elles constituent un système de droit d’où la liberté d’association est logiquement et nécessairement exclue[1].

Or, ce sont précisément ces principes fondamentaux qui sont aujourd’hui mis en question.

Ils l’ont été, à vrai dire, de tout temps: mais à aucune époque peut-être les idées reçues n’ont été plus révoquées en doute, plus obligées, pour se justifier, de montrer leurs titres et de faire valoir leurs raisons.

Que la souveraineté de l’État ait cessé d’être un dogme, c’est ce qu’il est à peine besoin d’établir : il est même vrai de dire qu’elle n’a jamais, en théorie pure, été universellement acceptée sans contestation. Quoi qu’il en soit, le besoin est aujourd’hui senti plus que jamais de trouver un contrepoids à l’autorité sans limites, de la réduire à de justes proportions, et de l’obliger à respecter le droit. L’organisation des démocraties modernes dans le sens de la balance et de la pondération des pouvoirs, des garanties du droit et de la liberté et de l’efficacité de la justice, est un des problèmes à l’ordre du jour. L’envahissement progressif de toutes choses par l’État a fait pousser plus d’un cri d’alarme : le danger est présent et senti. Si le vieux principe gouverne encore la loi et la tradition, il est, en théorie, de ceux auxquels on a cessé de croire.

En droit privé, l’évolution est plus récente; mais le résultat n’est-il pas le même? Le code civil et la propriété ont-ils aujourd’hui cette apparence de solidité inébranlable qu’on leur supposait encore, il y a trente ans? Eux aussi sont réduits à produire leurs titres, et ces titres sont discutés, non plus seulement par des extravagans et des énergumènes, mais au nom de la science et par l’application de ses procédés. Qui donc partage aujourd’hui la foi de M. Thiers, quand il écrivait son livre sur la propriété? Qui répéterait encore le mot célèbre qu’il n’y a pas de question sociale?

  1. L’incompatibilité du droit romain avec le principe de l’association a été curieusement mis en lumière par Gierke, dans son ouvrage intitulé: Das deutsche Genosenschaftsrecht, dont les trois volumes sont malheureusement d’une lecture pénible.