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Et n’est-ce pas une étrange illusion de publier, comme un homme politique connu le faisait encore récemment, que les progrès de la science et la diffusion de l’instruction suffiront à la résoudre? S’il est quelqu’une des chimères socialistes qui soit en voie de devenir un principe accepté, scientifiquement établi et destiné à s’imposer demain, c’est celui de la solidarité. L’indépendance absolue des individus prend de plus en plus l’aspect d’une grande injustice. Il répugne que le droit n’ait pas de corrélatif, que la propriété ne doive rien à personne, que l’on vive chacun pour soi, sans se pénétrer, même sans se connaître. La comparaison classique avec les cyclopes d’Homère, souvent répétée dans l’antiquité, serait aujourd’hui encore tout à fait à sa place. On a dit que le code civil était écrit pour de riches célibataires. Il est certain qu’il convient admirablement à d’heureux égoïstes. Par l’isolement qu’il impose, il oblige au succès ou condamne à l’écrasement.

On le sent de tous côtés, et les systèmes se multiplient pour modifier et pour bouleverser la société. Mais tel est l’empire des idées reçues et la difficulté de s’en dégager que la plupart ne trouvent au mal d’autre remède que de l’exagérer. Les socialistes qui, pour échapper aux inconvéniens et aux injustices du droit individuel, n’imaginent rien de mieux que d’achever l’absorption des individus par l’État; les individualistes qui, par crainte des envahissemens de l’État, cherchent à développer et à fortifier le droit privé et l’indépendance des personnes, sont tous esclaves de la même idée, pénétrés de la forme souveraine et absolue du droit.

Les uns comme les autres ont parfaitement raison dans leurs critiques, et tout à fait tort dans leurs systèmes. Il est certain que l’individualisme à outrance est une injustice, et il est vraisemblable qu’il a fait son temps. Il n’est pas moins vrai que la solidarité imposée, le socialisme légal et l’absorption de l’individu par l’État serait une effroyable tyrannie. Il est également assuré que c’est une chimère. Pour qui a vu de près fonctionner la lourde machine de l’administration publique, la seule pensée en fait sourire. Tant que le débat se poursuivra sur ce terrain, on tournera dans un cercle.

La seule solution, c’est la liberté d’association.

C’est, d’abord, l’association, c’est-à-dire le groupement des individus, l’établissement d’une organisation, d’un lien social, de droits et d’obligations réciproques. L’association, c’est la réalisation du principe de solidarité, et les avantages en sont incalculables. Grâce à cette solidarité, elle peut assurer à ses membres, à l’extérieur, la protection et la sécurité, ce bienfait dont une bonne part de