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100,000 hommes, qu’il en tombe 50,000, mais que les 50,000 autres arrivent. Mais c’est là encore une erreur, et il n’y a pas de troupe, quelque merveilleuse qu’on la suppose, qui puisse résister à l’effet moral d’une pareille hécatombe. » Aussi bien le roi Charles XII de Suède, qui prisait à leur valeur les suffrages de la galerie, mais qui ne s’en contentait pas, opinait qu’en temps de manœuvres il serait indispensable, pour l’éducation des troupes et des officiers, qu’un coup de fusil sur cent et qu’un coup de canon sur mille fussent chargés autrement qu’avec de la poudre.

Bien que le général Dragomirof ait soutenu dans un écrit fameux le paradoxe farouche du vainqueur de Narva, je n’irai point jusqu’à le reprendre à mon tour. Il est nécessaire cependant qu’un remède énergique soit porté à ce genre de trompe-l’œil et, si la chose devait se renouveler aux prochaines manœuvres, que les arbitres, — ou plutôt, le seul arbitre, qui est le généralissime, — fassent purement et simplement revenir à ses positions initiales l’officier, quel qu’il soit, qui se serait rendu coupable de ce facile mépris de la mort. Assurément, cette tactique serait abandonnée au premier jour de la guerre ; à la première fusillade à balles, les troupes en ligne ne réduiraient pas à quelques centaines de mètres les distances d’où elles tiraient l’une sur l’autre aux manœuvres de l’Est ; l’art du défilement doit être d’ailleurs appris et pratiqué à l’avance. Ce n’est point là, toutefois, comme on serait disposé à le croire, que réside la gravité de l’erreur commise.

Le raccourcissement des distances de combat est, en effet, l’une des conventions secondaires des manœuvres, convention à laquelle il ne serait certes pas impossible de renoncer, puisqu’il suffirait d’étendre le champ des opérations, mais dont les inconvéniens ne sont en somme que médiocres. La véritable erreur, c’est l’emploi défectueux de l’infanterie dans les batailles ou, pour parler plus exactement, l’habitude périlleuse que prendraient les chefs de corps d’engager leur infanterie avant l’heure. L’infanterie reste aujourd’hui comme hier la reine des batailles, c’est l’évidence, et cette reine des batailles n’a point cessé de montrer pendant toute la durée des manœuvres d’incomparables qualités ; discipline, sang-froid, résistance à la fatigue, solidité dans le combat, souplesse dans les déploiemens, elle a acquis ou développé toutes les vertus de son état. De quelques merveilleuses qualités de bravoure et de ténacité qu’elle soit douée, l’infanterie cependant ne peut plus opérer aujourd’hui indépendamment de l’artillerie, et ces deux armes doivent être considérées désormais, sur le champ de bataille, comme les deux doigts de la main. Est-ce à dire qu’une masse énorme d’infanterie ne puisse jamais, même sans artillerie,