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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/708

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que nous sommes le moins en réalité. » Il ne fallait ici rien sacrifier ; ni surtout remplacer par cette banale formule : « Me voici, monseigneur, ordonne à ta servante, » l’adorable trait de la fin et ce geste délicieux, d’une grâce, d’une obéissance antique : « Abaissez donc votre morgue, car elle ne sert à rien, et étreignez de vos mains les pieds de vos époux ; s’il plaît au mien, voici ma main toute prête à lui donner, pour peu que cela lui semble agréable, cette marque d’obéissance. »

Bianca cependant ne répond rien ; son silence nous inquiète et notre inquiétude fait justement la philosophie et la beauté de ce dénoûment. Quoi donc ! le règne du mal n’a-t-il cessé dans une âme que pour arriver dans une autre ? De ces deux unions, l’une exquise, l’autre terrible, l’autre seulement va-t-elle être heureuse ? Shakspeare nous laisse dans ce doute mélancolique. Il a douté de lui-même et trahi, pour une fois, ceux qu’ailleurs il favorise. Douceur, poésie, jeunesse, mystère, il n’a paré l’amour ici de ses grâces coutumières que pour l’en dépouiller aussitôt. Si les promesses d’un tel hymen peuvent tromper, si le front de Bianca déjà se fronce de colère, ô poète, alors tout avenir d’amour est menteur ; Juliette et Roméo se seraient peut-être éveillés de leur rêve ; vous avez eu raison de les faire mourir.

Cette éclatante comédie est jouée avec éclat. Mlle Marsy, dans le rôle de Catarina, a remporté une victoire décisive. Elle y est, c’est le cas de le dire, furieusement belle, d’une beauté de Gorgone, et de Giorgione aussi. Je lui sais gré surtout d’ennoblir la colère et d’avoir la fureur patricienne. Avec tout l’emportement qu’on pouvait attendre d’elle, la jeune artiste a fait preuve, à la fin, d’une douceur inespérée et charmante. Voilà Mlle Croizette remplacée et peut-être dépassée.

Quant à M. Coquelin, il est ici plus que jamais le maître du comique, et le maître tout-puissant. Sa voix (je dirais presque ses voix, il en a tant ! ) est faite pour lancer aux quatre coins du monde (hélas ! même du Nouveau-Monde ! ) les leçons éternelles et le rire retentissant. Admirable de fantaisie extérieure, excentrique même, et de vérité profonde, il rassemble en lui toute la lumière et toute la force de l’œuvre pour nous les renvoyer.

Les autres rôles sont excellemment tenus : M. Coquelin frère, en valet picaresque, est majestueux et pitoyable tour à tour. M. Coquelin fils ne fait que passer, le temps de dire bonsoir à son père et à son oncle. M. Georges Berr joue très aimablement l’amoureux de Mlle Muller, plus aimable encore. Décors et costumes donnent la plus exquise « sensation d’Italie » et voilà la Comédie relevée de ses mésaventures vaudevillesques.

Elle a pris d’autres revanches : le Jeu de l’Amour et du Hasard avec Mlle Bartet, une Silvia sans manière ni grimace, moins affectée et plus émue que ses devancières, au moins celles qu’il nous fut donné d’entendre. Œdipe aussi a reparu, pour le plus grand triomphe de M. Mounet-Sully.