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ruine de ceux qui n’ont pas l’énergie de résister à de faciles tentations. Tous les hommes qui se sont occupés des questions ouvrières savent que le crédit ainsi entendu est désastreux pour le travailleur. Mais comme la vente à crédit est l’essence même du commerce de détail, comme dans beaucoup de cas, fort respectables, d’ailleurs, le crédit est un mal nécessaire, on peut être assuré que les petits magasins dont c’est la raison d’être continueront longtemps à subsister. Les grands magasins ne prévaudront pas contre eux.

Mais un fait ressort avec une incontestable évidence : c’est que les magasins dont le crédit est la base sont forcés d’élever leurs prix parce que, d’une part, ils doivent récupérer l’intérêt de leurs capitaux engagés à long terme et que, d’autre part, ils doivent s’indemniser sur le consommateur solvable des pertes occasionnées par le consommateur insolvable. En un mot, le client qui paie régulièrement paie pour celui qui ne paie pas. Affranchis de cette charge, les grands magasins peuvent donc faire profiter le public, dans une large mesure, des bénéfices directs et indirects que procure la vente rigoureusement au. comptant.

Les grands magasins ont eu aussi le mérite de moraliser les transactions en supprimant les fraudes du marchandage et les supercheries de la u vente au procédé. » L’usage du prix marqué en chiffres connus sur chaque objet a suffi pour opérer cette salutaire transformation dans les mœurs publiques. Ceci demande quelques mots d’explication. Dans beaucoup de magasins la règle commune est la « vente au procédé. » On entend par ce terme une combinaison qui permet au commis de vendre un produit à un prix supérieur à sa valeur, à condition de partager avec le patron le bénéfice indûment réalisé. Prenons un exemple : un passant entre dans un magasin et demande une paire de bottines. La paire de bottines qu’il désigne vaut 16 francs. Mais le commis, jugeant à certains signes que le client n’est pas homme à marchander, fixe le prix à 20 francs. Notre client essaie les bottines, paie sans mot dire et s’en va. Le tour est joué et le commis reçoit, avec les deux francs formant sa part de bénéfice, les complimens de son patron. Le lendemain, se présente un client aux allures moins détachées : on lui offre les mêmes bottines au prix de 18 francs ; il marchande, et, finalement « parce que c’est lui, » on lui livre la paire au prix de 16 francs. Malheur au campagnard ahuri ou à la bonne fraîchement débarquée qui s’aventurent dans cette boutique. Tout l’art du marchand consistera à lui faire accepter un « rossignol » à un prix bien supérieur à sa valeur. Ainsi on spécule sur l’insouciance de l’homme aisé, ou ce qui est pis, sur l’ignorance du pauvre