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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/153

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diable. Certes, nous ne prétendons pas que tous les détaillans emploient de pareils procédés. Beaucoup sont fort honnêtes, mais comment réagiraient-ils contre des usages qu’ils ont toujours vu pratiquer ? C’est ce qui explique que le public, trop souvent exploité par les industriels aux signes cabalistiques, ait donné ses préférences aux produits marqués en chiffres connus et affichés en gros caractères. La certitude de ne pas être exploité explique pour une large part le succès des grands magasins qui ont eu l’heureuse idée d’introduire dans les transactions commerciales la moralité et la confiance mutuelles. Et ces habitudes d’exacte probité ont été contagieuses. Le prix marqué est devenu d’un usage plus courant. Beaucoup de détaillans se sont empressés de l’adopter.

Ce n’est là qu’un des côtés de la question. Le principal mérite de la transformation du commerce en grands magasins est d’avoir exercé une influence régulatrice sur les fluctuations de l’industrie. Les exemples abondent. Autrefois à Lyon, le fabricant de soieries n’opérait que sur commandes. Sa grande préoccupation était de n’avoir jamais en magasins des étoffes invendues. Jamais il ne faisait travailler « pour le stock. » Si les commandes abondaient, alors les métiers de la Croix-Rousse fonctionnaient sans désemparer, si, au contraire, les commandes devenaient rares ou nulles, les métiers ralentissaient leur mouvement ou même cessaient de battre. Il résultait de cet état de choses qu’à des périodes d’activité fébrile succédaient presque sans transition des accalmies prolongées. En outre, le producteur n’avait aucun rapport avec le consommateur. L’intervention des grands magasins a eu pour résultat immédiat de supprimer les périodes de chômage qui plongeaient dans la détresse des milliers d’ouvriers. Les grands magasins ne commandent plus, comme on le faisait autrefois, les pièces une à une. Ils procèdent par grandes masses à la fois. Aussi, la fabricant ne redoute plus de travailler pour le stock puisque les grands magasins ne craignent pas de commissionner des assortimens considérables. Le travail s’est régularisé, il est devenu constant ; les usines établies dans la région lyonnaise, assurées d’un écoulement régulier, travaillent en toutes saisons. Cela est si vrai que depuis le développement des grands magasins, c’est-à-dire depuis trente-cinq ans, les crises qui désolaient périodiquement la fabrique lyonnaise ont cessé, ou du moins, diminué d’intensité. Il y a là un côté social de la question qui mérite de fixer l’attention. C’est au moment où les commandes de l’étranger se ralentissent que les grands magasins interviennent pour profiter, comme c’est leur droit, des avantages d’une concurrence ralentie. Tout le monde y trouve son compte : les ouvriers qui voient s’ouvrir une longue perspective