Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/205

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contenant un châle fait à Genève et dont la laine avait été filée à Lancy. « Le châle que j’envoie au premier consul est plus beau que ceux qui se font en Angleterre ; il imite ceux de Cachemire ; le tissu moelleux a l’avantage de draper parfaitement les formes : les dames sauront apprécier tous ces avantages. »

Le Genevois qui s’entendait si bien à élever les mérinos avait la taille élancée et mince, beaucoup d’élégance dans les manières, beaucoup de finesse dans la physionomie. Quoique sa voix fût grave, son abord froid et sévère, il possédait ce don de séduction particulier aux hommes qui ont la science du monde sans en avoir le goût ; rien n’est plus charmant qu’un sauvage qui s’apprivoise. Il disait de lui-même « que ses goûts intimes étaient tous en rapport avec l’obscurité et le silence. » Pendant le congrès de Vienne, il soupira plus d’une fois après sa famille et sa ferme : « Je ne suis pas un homme d’État, je suis un homme d’étable. »

Quand on a la passion des moutons, on se passe facilement des hommes et même des femmes, et c’était là ce que reprochait à Pictet Mme de Staël, qui faisait grand cas de lui et aurait voulu le prendre et le tenir. Il se dérobait à ses obsessions avec une exquise politesse ; il rendait justice à son éloquence, mais il la redoutait un peu. « J’arrive de Coppet, où j’étais allé déjeuner avec mon frère et Boissier. Nous allions pour elle, et nous n’avons vu qu’elle. Elle a une dose d’esprit qui fait pardonner bien des choses, mais il est certain qu’elle pousse l’extravagance un peu loin. Ses confidences sur ses amans, ses amis, son mari, son père, ont occupé une bonne partie du temps. Il est impossible d’être plus naïve qu’elle ne l’est, on n’en passerait pas la dixième partie à une autre. Mais elle est gaie, bon enfant, extrêmement brillante, on ne voit que cela. » Mme Necker de Saussure disait que tendresse maternelle et filiale, amitié, reconnaissance, admiration, toutes les passions de Mme de Staël, tous ses sentimens ressemblaient à l’amour. Pictet n’avait pas le tempérament amoureux et il était l’esclave de sa liberté.

Corinne s’en plaignait : « Ajoutez à toutes vos qualités, lui écrivait-elle, une légère nuance de complaisance. Vous aimez l’abandon dans le style ; dans la vie n’a-t-il pas son charme ? » Elle lui écrivait aussi : « Adieu ! le plus sauvage des philosophes ! Puissiez-vous être heureux en écartant de vous les affections douces qui se plaisent à en approcher !.. Vous savez bien que je suis précisément le contraire de vous : j’aplanis tous les obstacles qui peuvent dépendre de moi ; mais vous, ah ! mon Dieu ! vous auriez inventé les difficultés s’il n’en eût pas existé dans le monde. Rancune tenante, j’ai pour vous la plus tendre amitié, je veux vous voir... Je suis profondément affectée de ce que vous me dites de votre santé. Que puis-je donc vous dire qui vous fasse impression ? Un