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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/215

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ces « soldats » ou de ces « politiques ? » Pour un Ségur ou pour un Marbot, — puisqu’ils sont à la mode, — a-t-il songé seulement combien nous avons d’auteurs de Mémoires militaires que leur simplicité n’empêche pas d’être parfaitement illisibles ? et pour quelques auteurs de Mémoires politiques, combien de Richelieu même et de Sully dont les Œconomies royales ou l’Histoire de la mère et du fils ne distillent qu’inoubliable ennui ?

C’est que « c’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule,» disait autrefois La Bruyère, et, de cette vieille vérité, deux siècles de «littérature» écoulés depuis lors n’ont pas fait, que je sache, une erreur. Apprendrai-je donc à M. Rousse qu’aucun métier ne s’improvise ou ne s’invente, pas plus en vérité celui de «littérateur» que celui d’avocat, et bien moins encore celui d’auteur dramatique, ou de poète, ou de romancier même ? Non, sans doute ; et il sait comme moi qu’une intrigue de drame ou de roman, quand elle devrait « invariablement» se terminer par un suicide ou par un mariage, n’en est pas pour cela plus facile à disposer qu’un procès à plaider, qui ne se termine pas, lui, moins « invariablement, » par être gagné ou perdu. Le «don» lui-même, comme on l’appelle, n’y sert de rien, ou de peu de chose, et jamais longtemps, si le travail, la patience, le temps ne s’y joignent. Aucun apprentissage n’est plus long que celui de l’art d’écrire, ni plus laborieux, et combien sommes-nous qui peinons trente ou quarante ans pour mourir sans l’avoir achevé ? Non-seulement cela : mais le « métier des lettres » est l’un des rares, le seul peut-être, où, comme dans la voie de la perfection, si l’on cesse d’avancer, on ne s’arrête pas, on recule... Et nous laisserions les académiciens dire aux « vieux généraux, » ou aux « jeunes voyageuses, » qu’ils n’ont qu’à nous conter « avec simplicité, » les unes ce qu’elles ont vu, les autres ce qu’ils ont fait, pour que « la vogue » et « la renommée » leur viennent de surcroît ! » Non, jeune fille, non, général ; remerciez-les, mais ne les en croyez pas ; ni vous surtout, jeunes gens. C’est le vieux Boileau qui a raison. La « littérature » est un art, et s’il n’y a pas d’art sans un peu d’inspiration, souvenez-vous qu’il n’y en a pas non plus sans un « métier » qui lui serve en quelque façon de support ! Pour égaler même le vaudevilliste que vous avez sifflé, le romancier dont vous avez jeté le volume au panier, ne vous figurez pas qu’il vous suffirait de le vouloir. Mais si vous le tentez et que vous ne réussissiez pas, si la « vogue » est lente à venir et « la renommée » plus lente encore, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes, n’en accusez que votre insuffisance, et n’allez pas enfin vous persuader


Qu’on verrait le public vous dresser des statues,