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si vous aviez eu seulement pour vous « l’attache d’une coterie, la camaraderie d’une école, l’appât d’un nom, le patronage d’une revue, ou la réclame d’un journal. »

Je sais ce que l’on dit : que tant de romans dont les titres, et parfois les images, font comme une tache obscène aux devantures de nos libraires ; tant de vaudevilles tour à tour épileptiques ou idiots que l’on joue sur nos scènes ; tant de chansons qu’on braille, ou qu’on hurle, ou qu’on gesticule dans nos cafés-concerts ne sont pas de la « littérature ; » — et je n’en disconviens pas. Il en est de l’art comme de tant d’autres choses, dont les beaux noms couvrent les pires commerces : nos pères avaient le Théâtre de la foire, et je ne sache pas qu’après tout Restif ou Casanova soient de nos contemporains ! Je consens également qu’il y ait beaucoup de « littérateurs, » qu’il y en ait même trop, et que plusieurs d’entre eux fissent aussi bien ou mieux de peser du sucre ou d’auner de la toile. Les romanciers surtout abondent ; — car pour les poètes, je n’en vois guère, et pour les auteurs dramatiques je conjecture que la race n’en est pas perdue, mais, en vérité, où sont-ils cette année ? Que si donc le public ne demande, comme le croit M. Rousse, « qu’à se débarrasser de l’effroyable cohue de fictions banales ou scélérates dont il est rassasié et comme abêti, » il n’a premièrement qu’à ne pas les lire, ce qui est facile ; et nous, pour l’y déterminer, c’est sur lui qu’il faut que nous tâchions d’agir. Mais, dans le procès de quelques industriels ou de quelques histrions de lettres, il ne serait pas seulement injuste, il est dangereux d’envelopper la « littérature. » Et si le nombre des « littérateurs » est grand, j’ajoute qu’il y en a des raisons qu’un académicien devrait nous rappeler, — si nous les avions par hasard oubliées.

Car on peut bien répéter, en se donnant des airs de délicat, que le roman, par exemple, ou le drame ne supportent pas la médiocrité. Ce n’est cependant qu’un mot ; et le fait est qu’au contraire ils la supportent si bien, qu’ils en vivent. On pourrait le regretter, si les chefs-d’œuvre tombaient du ciel en terre, comme les aérolithes. Mais, parce que la « littérature, » comme la « peinture, » est un métier, il faut, — si l’on ne veut pas que de génération en génération elles périssent, pour ainsi parler, tout entières, — que la « technique » ou les « procédés » s’en entretiennent d’âge en âge et se perfectionnent ; et c’est à quoi servent tous les romans qui ne sont pas de Balzac ou toutes les comédies qui ne sont pas de Molière. Comme il y a des degrés en tout, comédies ou romans peuvent d’ailleurs avoir leur mérite : on voit touer le Menteur encore avec plaisir, et Gil Blas n’est point un roman méprisable. Mais quand ils n’auraient servi qu’à préparer l’Ecole des femmes ou la Cousine Bette, ce serait encore assez pour les justifier