qui n’a pas sans doute été faite pour les « hommes de lettres, » est encore moins inventée pour le divertissement des « hommes du monde. » On décide aujourd’hui volontiers du mérite d’un livre entre une conversation d’affaires et une discussion politique ; et je ne sais, quoi qu’on en puisse dire, si cela vaut mieux que de n’en point parler du tout. En tout cas, ce n’est point pour fournir un sujet de causerie aux « salons » de Thèbes, que Pindare a composé ses Odes, ni pour distraire les oisifs d’Athènes que Démosthène prononçait ses Olynthiennes ou ses Philippiques. Lorsque Dante écrivait sa Divine Comédie ou Milton son Paradis perdu, leur intention n’était même pas de doter la langue italienne, ou l’anglaise, d’un genre de poème qu’elles ne possédaient pas. Et Pascal, dans ses Provinciales, ou Bossuet, dans ses Sermons, comme après eux Montesquieu dans son Esprit des lois, ou Rousseau dans son Émile, se proposaient assurément quelque chose d’autre et de plus que de mettre du bon français sur des pensées ingénues. Mais le rôle de la « littérature, » sa fonction propre, si je puis ainsi dire, est de faire entrer dans le patrimoine commun de l’esprit humain, et d’y consolider par la vertu de la forme, tout ce qui intéresse l’usage de la vie, la direction de la conduite et le problème de la destinée. Dans une langue intelligible à tous, transposer et traduire ce qui ne devient clair, — et même peut-être vrai, — qu’en devenant général ; donner une existence durable, en lui donnant une valeur universelle, et pour ainsi parler constante, à ce qui n’avait qu’un commencement d’être ; faire comprendre aux autres hommes les intérêts qu’ils ont dans les questions dont ceux mêmes qui les traitent ne connaissent pas toujours toute l’importance, voilà l’objet de l’art d’écrire, et voilà ce qui est proprement « littéraire. »
Laissons aujourd’hui les poètes, et ne parlons que de nos grands prosateurs. Si Montaigne en est un, c’est pour avoir le premier chez nous montré, dans ses Essais, ce que l’observation du moi peut nous apprendre non-seulement de nous-mêmes, mais de l’homme en général. Si Pascal en est un autre, c’est pour avoir, dans ses Provinciales et dans ses Pensées, tiré la morale du demi-jour du sanctuaire et de l’ombre du confessionnal. Arnauld et Nicole, — qui l’ont également tenté, mais qui n’y ont point réussi, — ne sont qu’à peine des écrivains. Bossuet a continué l’œuvre de Pascal ; et, de tant de théologiens ou de controversistes jadis fameux contre lesquels sa vie s’est usée à combattre, s’il est le seul qui survive, le seul aussi dont l’œuvre soit de la « littérature, » c’est pour nous avoir fait entendre que notre destinée se jouait dans ces disputes où ses adversaires n’ont vu qu’une occasion d’étaler tout l’arsenal de leur érudition et de leur dialectique. En écrivant ceci, je pense à Jurieu, le moins « littéraire » des hommes et le plus justement oublié. Ce que Bossuet avait fait pour la théologie, Montesquieu l’a fait pour la jurisprudence universelle,