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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/298

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nombre, on aurait pu reconnaître des entrepreneurs de Music-Halls, certains grands cabaretiers de Liverpool ou de Manchester, dont le patriotisme ne couvrait pas suffisamment les origines ; mais, en tête du groupe, marchait une élite de talens ou de caractères. Je citerai seulement les principaux : Gray, directeur du Freeman’s journal et fils d’un des plus vaillans compagnons d’O’Connell ; Sexton, le journaliste, parti de bas, comme Healy, et, comme lui, obligé de gagner sa vie à l’âge de treize ans. Habile manieur de chiffres, doué d’une mémoire miraculeuse, d’une rare facilité d’élocution et d’une vigueur dialectique plus rare encore, Thomas Sexton allait prendre rang parmi les premiers orateurs du parlement. Près de lui, O’Connor Power, le statisticien du parti, qui avait passé sa jeunesse dans les bureaux du War-office et y avait pris les froids dehors d’un gentleman anglais. Une des figures les plus vivantes, les plus originales, assurément, c’était O’Kelly qu’entourait une sorte de légende héroïque. Il avait combattu au Mexique et en Algérie dans notre légion étrangère ; puis, il avait servi le fenianisme de toute son énergie. En 1870, le danger de la France le rappelait au secours de sa seconde patrie, et Paris le comptait parmi ses défenseurs. Ensuite on le retrouvait correspondant d’un grand journal américain dans l’île de Cuba, alors en révolte. Passant d’un camp dans l’autre, risquant vingt fois sa vie pour un renseignement, il avait réalisé, en plein XIXe siècle, les admirables folies de d’Artagnan et de ses compagnons. Ce héros de quelque futur drame qu’écrira un Alexandre Dumas encore à naître, cet homme qui avait vécu plusieurs romans, touchait du coude un lettré paisible qui s’était contenté de les écrire. Historien, journaliste et conteur, Justin Mac-Carthy, le populaire auteur de l’Histoire de mon temps, avait, à seize ans, débuté comme reporter dans les dernières années d’O'Connell ; il était le lien vivant de deux générations. Daniel-Thomas Sullivan, avec son frère Arthur Sullivan, complétait la phalange. Ses poèmes sont si vite adoptés par l’âme populaire de l’Irlande, qu’il lui arriva d’entendre le soir, chantés en chœur par des étudians, dans un wagon de chemin de fer, des vers qui avaient paru le matin même dans la Nation. Une autre anecdote est plus frappante encore. C’était au siège de Fredericksburg, pendant la guerre de sécession, La nuit, dans la tranchée, un soldat irlandais s’avisa de chanter le God save Ireland de Sullivan. Il n’avait pas achevé la strophe, que la compagnie, puis le régiment, avaient repris le chant avec lui. Bientôt toute l’armée chantait en chœur. Quand elle se tut, et que la dernière vibration du refrain final mourut dans le calme de la nuit, on entendit une rumeur de voix lointaines qui renvoyait ce refrain comme un écho.