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d’amour qui l’engourdissait délicieusement comme un chant plaintif et très doux.

Et son secret à la fin lui monta aux lèvres.

Elle aussi, elle l’avait aimé toujours, elle n’avait aimé que lui, elle le sentait bien maintenant ; son mariage ? Ah ! Dieu, quelle honte et quel dégoût elle en gardait ! tout ce qu’elle avait connu dans sa vie de déceptions, d’amertumes, de faussetés et de bassesses tenait là dedans ; son mariage ! Elle en était sortie avec un soulagement indicible, un cri de délivrance comme une noyée qui remonte à la surface et s’accroche aux branches de la rive. Libre, enfin ! Et elle avait songé à lui tout de suite, à lui si loin, et qui ne reviendrait jamais plus peut-être. Puis, quand elle l’avait revu, son sang n’avait fait qu’un tour dans ses veines.

— Je ne voulais pas croire que ce fût toi ! j’étais comme folle... quand tu m’as embrassée, j’ai cru que j’allais tomber raide de saisissement et de joie !..

Ils se tutoyaient à présent comme aux jours lointains de leur enfance, et Julien maintenait la tête de Thérèse sur son épaule, la baisait au front tendrement, les lèvres plaquées sur ses boucles rebelles qui lui caressaient le visage, l’enivraient d’une odeur subtile et forte de verveine et de femme...

... Ils causèrent ainsi longuement, détachés de terre, envolés dans les régions hautes de l’amour, si complètement isolés de tout qu’ils ne s’apercevaient pas que l’orage était loin déjà, engouffrait le fléau de ses brumes blanches chargées de grêle dans la vallée de Castelfranc et de Luzech, et qu’au ciel, redevenu d’un bleu pur, les étoiles brillaient sans nombre...

... Des falots couraient ras de terre, à travers la campagne, des voix inquiètes les appelaient. Alors ils tressaillirent, arrachés brutalement à leur rêve, séparés par la crainte d’avoir été une fois de plus victimes d’eux-mêmes, de s’être laissé tromper par un de ces mirages éblouissans qui donnent le délire.

Thérèse, atterrée, balbutia :

— Julien, nous sommes fous ! nous n’avons pas le droit d’être ainsi l’un pour l’autre, votre parole donnée à Jeanne...

Mais il la reprit aussitôt dans ses bras, lui ferma la bouche de ses lèvres comme pour sceller d’une façon irrévocable cette fois leur pacte d’amour, et d’une voix calme, avec son sourire finaud, sa casuistique astucieuse de paysan, il répondit :

— Les Lacousthène n’ont rien à voir en tout ceci. Je leur dois des explications plutôt que des excuses... je ne me suis jamais engagé officiellement vis-à-vis d’eux ni de leur fille.


EUGENE DELARD.