Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien employé, tous ces personnages qu’animait un dévoûment, — respectable, parce qu’il fut profondément sincère, — n’étaient, en somme, que des insurgés à leur façon. Dieu poussait le monde en avant ; Albe et Philippe II voulaient le ramener en arrière. On pourrait, ce me semble, sans trop manquer aux égards qui leur sont dus, les appeler « des révolutionnaires rétrogrades. »

Elisabeth était plus perspicace ; mais elle jouait un jeu double. Elle avait d’abord essayé de le prendre de haut avec Albe. Le vieux duc n’eut pas de peine à la convaincre de son imprudence. Des corsaires français se hasardèrent un jour à poursuivre jusque dans les eaux anglaises des navires génois qui portaient au duc d’Albe des fonds impatiemment attendus. La reine étendit sa protection sur les navires menacés, et mit en même temps la main sur les fonds. Albe ne lui fit pas attendre la réplique. Il donna l’ordre d’arrêter sur-le-champ tous les sujets britanniques qui se trouvaient à Anvers, de mettre le séquestre sur tous les navires anglais mouillés dans l’Escaut. La reine comprit à quelles extrémités pourrait la conduire cet échange de mauvais procédés : elle se soumit. L’Ecosse, où prédominait l’influence des Guises, l’inquiétait ; elle promit au duc d’Albe une neutralité absolue et signifia, en effet, le jour même, aux gueux de mer, qu’ils eussent désormais à chercher un abri ailleurs que sur ses côtes.

Chassés d’Emden, chassés du Danemark, chassés de la Suède et de l’Angleterre, les gueux n’avaient plus d’autre lieu de ravitaillement que La Rochelle ; à La Rochelle même, ils ne rencontraient plus la faveur d’autrefois. Odet de Châtillon était mort, — « empoisonné, » disait-on ; son frère, l’amiral de Coligny, attiré à la cour par de fallacieuses promesses, leurré de l’espoir d’un hymen qui ne convenait plus guère à son âge, Coligny, avec une crédulité qui pèse lourdement sur sa mémoire, entraînait son parti dans le piège tendu par Médicis. Louis de Nassau lui-même se laissait gagner à de décevantes chimères. Il se croyait à la veille d’envahir, à la tête d’un corps de huguenots, les Pays-Bas espagnols. On sait comment se dissipa ce beau rêve. Si, après le 24 août 1572, il resta encore des huguenots en France, c’est que les mesures de Catherine de Médicis furent mal prises. La Saint-Barthélémy fut une scélératesse maladroite. Le coup n’atteignit d’ailleurs les réformés des Pays-Bas qu’un an trop tard. Quand leurs frères de France furent massacrés, les réformés des Pays-Bas se trouvaient en mesure de se suffire à eux-mêmes. L’audace des gueux de mer les avait sauvés.


JURIEN DE LA GRAVIERE.