Le séjour des estaminets, dans lesquels la fumée est quelquefois tellement épaisse qu’on a peine à se voir d’un bout de la salle à l’autre, est particulièrement à redouter pour les personnes sujettes aux palpitations, alors même qu’elles ne fument pas. Le docteur Vallin a cité, à la Société de médecine publique, trois faits bien concluans à cet égard. L’un était relatif à un jeune officier qui avait renoncé au tabac depuis trois mois et qui fut atteint de suffocation simulant l’angine de poitrine, après avoir passé plusieurs nuits dans sa chambre, où ses amis venaient tous les soirs fumer pendant quelques heures. Ce cas rappelle l’épidémie d’angine de poitrine observée par le docteur Gélineau, sur des matelots entassés dans l’entrepont d’un navire de commerce, pendant une tempête qui avait nécessité la fermeture de tous les panneaux et qui y avaient fumé à outrance pour passer le temps. Ceux qui n’avaient pas contribué à enfumer le local furent pris comme les autres et cela devait être, car ils avaient respiré la même atmosphère toxique, et les troubles de la circulation sont particulièrement produits par l’action de la nicotine sur les petites bronches, ainsi que je l’ai dit en parlant des fumeurs de cigarettes.
Si ces derniers sont plus particulièrement exposés aux accidens cardiaques, les fumeurs de pipe, en revanche, ont à redouter l’épithélioma, autrement dit le cancer des lèvres et celui de la langue. Le premier se rencontre surtout chez les gens du peuple qui fument la pipe de terre à très court tuyau, à laquelle ils ont donné un nom qui n’a rien de flatteur pour leur amour-propre. Le cancer des fumeurs se montre d’habitude au point où le tuyau brûlant porte sur la lèvre inférieure. Celui de la langue apparaît sur le côté de l’organe, à l’endroit contre lequel le jet de fumée vient frapper à chaque aspiration. Dans d’autres cas, il débute par le psoriasis buccal, sorte d’épaississement de l’épithélium de la langue qui devient blanc, lisse et comme corné.
Ces deux formes d’une horrible maladie sont, sans contredit, le danger le plus sérieux que puissent courir les fumeurs. C’est la crainte de ces formidables accidens qui en convertit le plus grand nombre. Il ne faut pas toutefois s’en exagérer la fréquence. Les médecins qui voient les cas se multiplier sous leurs yeux sont naturellement disposés à le faire. C’est une erreur d’optique presque inévitable dans notre profession. Il n’y a que la statistique qui puisse permettre d’approcher de la vérité. Celle de la ville de Paris présente toutes les garanties d’exactitude désirables et, depuis trois ans, elle donne le chiffre des décès causés par le cancer de la bouche. Il est en moyenne de 155 par an. Or, d’après les calculs auxquels je me suis livré, le nombre des fumeurs est à Paris de 355,000 environ. En admettant que la moitié d’entre eux fasse