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usage de la pipe et que tous les cas de cancer de la bouche puissent leur être attribués, ils ont à se partager chaque année 155 décès de cette espèce. Cela ne fait pas une victime sur 1,000, encore est-il bien entendu que les gens soigneux, qui apportent dans leur habitude la modération et les précautions nécessaires, ont infiniment moins de chances que les autres de finir de cette triste façon.

On a reproché au tabac de contribuer à la dépopulation du pays, en affaiblissant les facultés reproductrices chez l’homme et en amenant des pertes chez la femme. Le premier de ces griefs est fondé sur ce fait très réel que la fumée du tabac, lorsqu’on est encore sous son influence, apaise toutes les ardeurs ; mais son action est essentiellement passagère et n’ôte rien aux aptitudes générales des fumeurs. Leurs familles sont aussi nombreuses que celles des autres, et les peuples qui fument le plus sont précisément ceux qui ont le plus d’enfans. L’Allemagne est, après l’Angleterre, la nation européenne dont la natalité est la plus élevée, et c’est une de celles qui consomment le plus de tabac. Les Allemands fument deux fois plus que les Français et ont cinq fois plus d’enfans qu’eux. La question est donc jugée. La dépopulation de la France tient, hélas ! à des causes bien autrement graves ; mais ce n’est pas le moment de les exposer.

L’action abortive du tabac est plus discutable, mais elle ne peut exercer aucune influence sur le mouvement de la population, car elle n’intéresse qu’une classe très restreinte de femmes, celles qui travaillent dans les manufactures de tabac.

Depuis Ramazzini, ces établissemens ont en hygiène une mauvaise réputation. Il a dépeint leur personnel sous les couleurs les plus sombres, et ceux qui ont écrit après lui ont encore noirci le tableau. Les ouvriers qui travaillent le tabac, dit Patissier, sont maigres, décolorés, jaunes et asthmatiques. Il pouvait en être ainsi en 1701, lorsqu’a paru le traité des maladies des artisans, parce qu’alors les manufactures étaient dans un état déplorable au point de vue de l’hygiène ; aujourd’hui elles sont vastes, bien ventilées, et toutes les précautions sont prises pour sauvegarder la santé des ouvriers.

Quoi qu’on fasse cependant, il ne peut pas manquer de se dégager des vapeurs de nicotine dans des ateliers où on soumet des quantités énormes de tabac à la dessiccation, à la fermentation, où on les met en ballots, en tonnes ; lorsqu’on nettoie les feuilles et qu’on les mélange, pendant le râpage et la mouture, il se répand au voisinage, des poussières aussi actives que les vapeurs. Les ouvriers qui vivent dans cette atmosphère sont dans le cas des fumeurs et s’y habituent comme eux, après avoir présenté les