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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/693

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phrase chantante, par le moindre récitatif avec deux ou trois accords au-dessous. J’aime, et beaucoup, la sicilienne du prélude, chantée, à rideau baissé, par le ténor. Je l’aime, cette sérénade tragique, pour son parfum populaire, pour sa tristesse passionnée qui va jusqu’au désespoir, pour la tache de sang qu’elle fait au seuil du drame. Refrain de guitare, soit ; mais ils ont parfois du génie là-bas, sur une guitare, et vous ne comprenez rien à l’Italie, si jamais, un beau matin de dimanche, au soleil de Naples ou de Sicile, vous n’avez pleuré d’une semblable chanson. Qu’elles sont touchantes encore, les premières paroles de Santuzza à la vieille Lucie, la mère de Turiddu : « Dites, maman Lucie, où est Turiddu ? » et tout ce qui suit. Autant de questions, autant de phrases expressives, d’une humilité, d’une détresse qui attendrit. « Maman Lucie, je vous supplie en pleurant, faites comme le Seigneur a fait pour Madeleine et dites-moi où est Turiddu. » Cette période est de l’harmonie la plus pure, d’un contour mélodique adorable et d’une tristesse à faire pitié. Nous partageons absolument l’avis d’un de nos confrères allemands, et non des plus petits, M. Hanslick, qui écrivait à propos de la Cavalleria : « Dans tout cet opéra on pourrait déclarer excellentes les parties de conversation musicale, de dialogue animé, plutôt que les chants ou le chant proprement dit. » Excellente, la romance de la pauvre Santuzza, contant à Lucie la trahison de Turiddu et sa torture à elle. Ce n’est pas une romance à l’ancienne mode, mais plutôt un libre récit, très mélodique cependant, très rythmé, très pathétique aussi et qui s’achève dans un sanglot. Le duo entre Santuzza et Turiddu, qui unit mal, commence à merveille, avec aisance et naturel. Le stornello de Lola, qui l’interrompt à propos, est encore d’une gentille allure toscane. Mais que voulez-vous ? Devant un refrain de pifferaro, tous nos savans se sont bouché les oreilles. M. Bourget a raison dans son Paradoxe sur la musique : « Allez donc jouer ces airs-là dans le Nord, autant vaudrait y planter des orangers. »

En sommes-nous donc tellement, du Nord ? N’aurons-nous plus jamais, dans notre France, quelques chaudes journées d’Italie ? Prenons-y garde : on fait chez nous à dessein, à plaisir, l’ombre, le froid, la nuit. De cette œuvre méridionale, on n’a pas voulu sentir les trois ou quatre rayons. Nul n’a loué, comme elle le mérite, la puissance dramatique du dénoûment, les quelques paroles tremblantes, épouvantées, des femmes emmenant Lola, les adieux éperdus de Turiddu, le dernier éclat de l’orchestre et le baisser du rideau sur la rentrée et les cris de la foule.

Au lieu de noter ces détails, qui ne sont point à mépriser ; au lieu, je ne dis pas de capituler devant l’opinion du public européen, mais au moins, décompter un peu avec elle, ne fût-ce que par modestie, on a