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prévenu ! Jamais prisonnier sous le coup d’imputations aussi graves n’aura été défendu par des avocats plus habiles, et si, après les avoir écoutés avec l’attention qu’ils méritent, le jury repousse, comme je le pense, leurs conclusions, c’est que la cause est perdue d’avance et que l’individu qui est derrière moi est bien réellement l’assassin du jeune Martin. » Après cet éloge à ses adversaires, l’orateur entreprend l’histoire du crime, car les jurés ne sont pas censés la connaître. Il expose clairement les faits, puis il relate, groupe avec force les circonstances qui enserrent l’accusé comme en un étroit réseau dont il ne parviendra pas à rompre les mailles. Tous les témoignages concordent, et pour faire paraître la vérité dans son évidence, il n’aura qu’à rappeler quelques-uns des incidens les plus significatifs. N’a-t-on pas retrouvé dans la poche de la victime la pièce d’argent qu’on a distinctement entendu Conway offrir à l’enfant ? La revendeuse n’a-t-elle pas reconnu en lui l’acquéreur du sac et des couvertures ? Le cocher qui le conduisit ne l’a-t-il pas désigné comme le voyageur qu’il aidait inconsciemment à transporter son lugubre fardeau ? Et cette chambre sinistre, ce parquet souillé de sang, ces fragmens de papier dont les déchirures s’adaptent, ne sont-ce pas là autant de découvertes qui accablent le prévenu d’un poids si lourd que l’imagination reconstituerait, sans trop d’efforts, la scène du crime ? Il n’a pas été pris sur le fait, cela est vrai, et l’on chercherait vainement ici l’une de ces raisons repoussantes qui motivent parfois les plus noires actions des hommes. Mais si l’ensemble, le faisceau des dépositions semble au jury comme à lui-même inattaquable et impossible à disjoindre, les pères de famille auxquels il s’adresse ne se préoccuperont pas de connaître le mobile du meurtre. Ils banniront de leur esprit, ils chasseront comme autant de souvenirs importuns les propos de la veille et les commentaires du dehors. Leur verdict ne s’inspirera que de leur conscience.

Le lecteur aura sans doute remarqué que la procédure s’est engagée dans un ordre très différent de celui qu’on suit en France. Le ministère public a été entendu avant les témoins, mais, à vrai dire, son discours n’a pas ou le caractère d’un réquisitoire, au sens rigoureux que nous attachons à ce mot ; l’accusateur s’est renfermé dans une sorte d’exposé succinct de l’affaire comportant la démonstration scientifique de la culpabilité du prisonnier. Peu de gestes, encore moins d’indignation ou de tirades enflammées. Il eût été tout à fait malséant et contraire aux convenances qu’il parlât trop longtemps et déployât à charger l’accusé de l’emportement et de la violence. A supposer qu’il se fût oublié jusqu’à montrer de l’aigreur, quelque chose comme la manifestation trop accentuée