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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/914

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joyeusement sa nuit de noce, sans négliger de faire l’éloge des charmes de sa femme, dépeints par sa plume libertine. Cette lettre parvint au pape onze jours seulement après le mariage, et Alexandre VI s’en amusa beaucoup avec son maître des cérémonies, dom Burchard. C’est du moins ce que ce dernier affirme. Jamais alliance plus monstrueuse ne s’était vue. D’un côté, le sacrilège, l’inceste, l’assassinat poussé jusqu’au fratricide. De l’autre, l’innocence, la pureté et tout un être charmant soumis aveuglément à ce que l’on exigeait de lui. A n’en point douter, Charlotte d’Albret s’éprit, comme l’eussent fait tant d’autres femmes, de l’homme qui lui était présenté par son cousin, un roi ! Elle fut séduite par la jeunesse du fiancé, ses prodigalités, sa bravoure et l’éclat de sa maison. Loin d’être l’épouvantail aux yeux vipérins, au visage repoussant et suant le crime tel que le représente Paul Jove, César était un cavalier magnifique, à l’esprit subtil, à la gaîté intarissable, tutto festa. Un auteur italien affirme qu’il était plus beau que le duc de Gandia, son frère et sa victime. On a dit du père qu’il attirait les femmes à lui comme l’aimant attire le fer. César avait ce même pouvoir de fascination. Et quels soins il donnait à sa personne et à ses costumes ! Quels chevaux magnifiques et fougueux il montait ! Pour éblouir la cour de France, il fit son entrée à Chinon avec des mules caparaçonnées de velours, aux housses brodées de perles et aux ferrures d’argent.

Après combien de mois ou peut-être de jours de mariage, le duc de Valentinois quitta-t-il la France et sa jeune femme pour ne plus revoir jamais ni l’une ni l’autre ? Les uns disent quelques jours à peine ; d’autres quatre mois. De toute façon, il resta fort peu de temps auprès de Charlotte, trop peut-être, car un chroniqueur non suspect, le père Hilarion de La Coste, écrivit ceci : « La sage et vertueuse Charlotte d’Albret n’eut pas peu à souffrir avec César Borgia, son mari, pour ses mauvaises mœurs et ses déportemens. »

A cet abandon imprévu, devant l’évanouissement de ses rêves d’amour et de grandeur, la duchesse de Valentinois se sentit frappée au cœur. Comme ces orages qui, pendant de longs jours, troublent la limpidité du ciel, la paix de son âme s’était obscurcie, et peut-être fut-elle heureuse de se sentir frappée, pour trouver dans la mort l’oubli et le repos. Pour les deux Borgia, Charlotte n’avait été que le lien qui resserrait leur alliance avec la monarchie française. Et pour que personne n’en doutât, on vit aussitôt après le mariage, César signant ses actes : CESAR DE FRANCE ; à son écusson portant le bœuf de Borgia, il ajouta les lis. Le bœuf en fit litière.

La duchesse de Valentinois ne songea bientôt plus qu’à quitter une cour trop pleine du souvenir de l’homme qui l’avait délaissée.