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la force, ni le nombre ne sauraient prévaloir ; mais nous savons aussi que, pour témoigner de leur victoire, il peut ne rester que des ruines. Comme il est loin déjà, le temps où nous voulions nous persuader que Science et Raison, étant les reines légitimes du monde nouveau, devaient suffire à mener les hommes ! Gardons-nous de l’orgueil stérile d’un doctrinarisme aveugle. Pour arrêter le socialisme, ce n’est pas assez de démontrer savamment l’inanité de sa logique, la fausseté de ses principes ou la folie de ses chimères ; il faut autre chose que la dissection des sophismes ou l’anatomie des utopies. Il faut agir sur le peuple, le disputer à la haine et à l’envie, l’arracher aux sectaires et aux passions mauvaises, et quelle ressource ont pour cela la science et les économistes ? Ne rejetons donc pas les concours qui s’offrent à nous. Cette plèbe à demi lettrée, adulte de corps, majeure de droits et toujours enfant d’esprit ; ces masses urbaines ou rurales, rendues plus redoutables peut-être par les fumées de notions scientifiques qui leur montent au cerveau ; la force publique ne saurait longtemps suffire à les contenir, d’autant que déjà la force publique, la force armée est en train de passer dans leurs mains. Il y faut autre chose, une force morale. L’État, nous ne pouvons longtemps compter sur lui, même pour ce qui est strictement de sa fonction, la défense de l’ordre matériel. L’État, en tout cas, n’est pas un être moral ; il n’a ni autorité, ni action morale ; il n’a guère en réalité que la force matérielle, et cette force, il n’est pas sûr qu’il l’emploie toujours à la défense de la société. L’État peut devenir un jour traître à sa mission ; cela s’est vu plus d’une fois ; les portes de fer dont il a la garde, l’État peut, à certaines heures, en ouvrir les grilles aux foules envahissantes. Si nous n’avons d’espérance et de recours qu’en lui, je plains nos enfans, encore innocemment endormis au berceau ; leur sommeil peut avoir de brusques réveils.

Et dès qu’il faut recourir aux forces morales, où en trouverons-nous de plus actives que la religion et de plus efficaces que le christianisme ? Entre toutes les disciplines religieuses et toutes les églises chrétiennes, laquelle nous semble mieux que l’Église de Rome équipée à la fois pour combattre et pour consoler ? Elle me fait penser, la vieille Église, à ses jeunes saintes, à ses vierges martyres, à qui les maîtres anciens mettaient dans la main, comme attribut, un glaive avec un vase de baume. — Nous entendons, autour de nous, de vaillans esprits, de ceux « qui ne peuvent regarder d’un œil désintéressé les maladies corporelles ou spirituelles, » et qui croient que « le bonheur personnel ne saurait être la fin de l’univers ; » nous les entendons inviter les jeunes hommes qu’a touchés le mal nouveau du siècle à rejeter la vaine curiosité du dilettante, ou l’ironie stérile du sceptique, pour passer à l’action,