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et apprendre à vivre en vivant de la vie d’autrui. Le remède à notre détresse morale, c’est, nous assure-t-on, de nous tourner vers le peuple, vers les masses, vers ceux de nos frères dont la misère morale est encore plus noire que la nôtre : en travaillant à les sauver, nous nous sauverons nous-mêmes[1]. Et ainsi, pour notre salut spirituel, non moins que pour le salut de notre société, on nous convie à aller au peuple, itti v narod, comme disait, il y a quinze ans, entre la forêt et la steppe, l’élite de la jeunesse russe ; jeunes gens et jeunes filles quittant la famille ou l’université pour l’usine ou l’atelier et, comme des religieux d’un genre nouveau, échangeant joyeusement les habits du monde et les pelisses coûteuses pour le touloupe de peau de mouton du moujik ou de l’ouvrier.

Itti v narod, c’est bien, en ce temps de tolstoïsme et de russo-philisme, une devise que nos étudians, comme nos désœuvrés, feraient sagement d’emprunter à ces Slaves mystico-réalistes, chez qui les aspirations idéales se mêlent, si bizarrement, aux instincts pratiques et au besoin d’action. Oui, il faut aller au peuple, il faut prendre contact avec les plus humbles classes ; il peut être bon, pour un fils de famille, de s’exiler à Montrouge ou à Ménilmontant et d’y « faire, pendant quelques mois, sa tournée d’apprentissage de la vie. » Il faut apprendre, du moins, à tendre notre main aux mains qui manient l’outil ou la machine, cela pour nous réconforter l’âme en relevant l’âme de nos frères. Encore que semblable conseil soit peut-être plus facile à donner qu’à suivre, l’ouvrier des faubourgs se souciant fort peu d’ordinaire de frayer avec les fils de bourgeois, c’est là, comme dit M. P. Desjardins, « le devoir présent ; » et il y a mieux à faire, pour les hommes de loisir et pour les patriotes, que de jouer au club ou de parier aux courses, ou même que d’affronter le tumulte des réunions électorales, ou de s’enfermer dans leur cabinet avec leurs livres et leur lampe de travail. Ce qu’ont osé dans les campagnes moscovites, sous le régime autocratique, avec les déserts de Sibérie en perspective, de jeunes athées et d’enthousiastes missionnaires du matérialisme, pour insuffler au moujik des idées de révolte, comment ne se trouverait-il pas, chez nous, des jeunes hommes assez épris d’idéal et assez dévoués au devoir pour le tenter, à leur tour, sous un gouvernement libre ; — non plus pour agiter stérilement des masses inconscientes et éveiller en elles des convoitises irréalisables ; mais, tout au rebours, pour apporter au peuple

  1. Voyez M. Paul Desjardins, le Devoir présent, 1892 ; cf. M. le pasteur Wagner, la Jeunesse ; Fischbacher, 1892, et M. Max Leclerc, le Rôle social des Universités.