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vous offre, pour quelques sous, un morceau de loukoum, un petit verre de raki, un grand verre d’eau claire. Ces trois choses réunies représentent, pour un Palikare, le comble de la félicité. Le loukoum est une pâte douce, faite avec du miel, de la farine, du sucre, et parfumée de vanille, d’amande ou de cédrat ; le raki est une eau-de-vie blanche qui, mêlée à l’eau pure, à petite dose, lui donne de jolies nuances d’opale et une saveur très rafraîchissante. J’ai voulu, en France, reprendre l’habitude de ce nectar et de cette ambroisie ; le loukoum, expatrié, m’a paru fade ; le raki, en exil, m’a semblé perdre quelque chose de sa force et de sa vivacité. Là-bas, tout cela me semblait délicieux, et jamais je ne retrouverai l’eau cristalline dont les cascatelles scintillent parmi les lauriers-roses, à Kaisariani, dans l’Hymette.

À mesure qu’on approche de la ville, le paysage s’élargit et se colore. Peu à peu, les petites montagnes basses qui descendent vers la mer en pente douce, l’Ægaléon, le Corydalle, se haussent en des formes plus nobles, en des contours de plus en plus fermes et précis. Les pentes, qui ferment l’horizon à gauche de la route, sont stériles et nues, à peine vêtues, par endroits, d’herbes courtes et pauvres, rabougries par le vent de mer. Mais elles ont ces nuances délicates, ces tons légers, que le pinceau ne peut fixer, que le langage humain ne peut saisir, et qui font croire, tout d’abord, que ce pays n’est pas vrai, qu’on est dupe d’un mirage et que le soleil, malgré toute sa magie, ne peut pas faire avec des cailloux, du sable et quelques arbres, cette fête des yeux.

On traverse, sur un petit pont, un étroit fossé, sans se douter qu’on vient d’enjamber le Céphise. On longe la lisière d’un petit bois d’oliviers, qui n’est autre que le bois sacré de Colone. Ces noms harmonieux, dont le souvenir flotte souvent en nous, sans que nous sachions au juste à quel objet précis nous devons les appliquer, achèvent de donner aux abords de l’Attique une grâce décente et exquise. Puis, au détour du chemin, on voit, sur un fond de montagnes plus sombres, le vigoureux relief d’une colline fauve, sèche, d’attitude un peu fière et hautaine, — solide parce qu’elle était un refuge et une citadelle, mais façonnée en forme de piédestal, parce qu’elle portait le temple immortel où les hommes ont adoré le symbole de la raison souveraine et de l’idéale beauté.

Il faut monter à l’Acropole le lendemain du jour où l’on est arrivé à Athènes. On ne doit point faire ce pèlerinage avant d’avoir le corps reposé et l’esprit dispos. Mais, si l’on gravit la colline sainte par une claire matinée, à l’heure où le soleil enflamme les crêtes du Pentélique, ou bien vers la fin d’un beau jour, lorsque le couchant embrase les contours aigus de Salamine, on goûte une plénitude de satisfaction intellectuelle, de volupté morale, de joie