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theion ? La rieuse Irinoula Tabaco, dont le père avait vendu du coton à Manchester et qui avait rapporté, de là-bas, des cheveux blonds, des joues roses, et des yeux bleus de miss anglaise ? Esther Della Calamità, vierge de Corfou, dont Raphaël eût fait une madone et dont un diplomate autrichien a fait une comtesse ? Surtout cette délicate et fragile Vita Périclès, dont le divin profil et les cheveux vénitiens ont troublé beaucoup d’officiers de marine et détraqué plusieurs archéologues ? Où sont-elles ? S’il m’était donné de retourner à Athènes, mon premier soin serait de courir à la vitrine du photographe Moraïtis, rue d’Éole. Quand j’ai quitté la Grèce, elles étaient là toutes, dans des cadres de verre, classées et cataloguées, souriantes et immobiles, piquées au mur comme des papillons. On a pu voir ces charmantes images à la section grecque de l’Exposition universelle. Leur gouvernement les exposait avec un légitime orgueil. Et qui sait ? Peut-être vaudrait-il mieux regarder le contour fixe et la splendeur muette de leur fragile beauté que d’en considérer les ruines précoces.

Avec ces déesses, ou du moins avec celles qui leur ont succédé, il n’est pas difficile d’organiser un bal fait à souhait pour le plaisir des cinq sens. Les maisons qui reçoivent sont peu nombreuses ; mais leur accueil est fastueux et courtois. Si la ville n’était habitée que par des Athéniens, elle serait triste, silencieuse et morose. Heureusement les riches Grecs qui ont cherché la fortune à travers le monde et qui ont fini par la trouver à Marseille, à New-York, à Manchester ou à Calcutta, ne jouiraient qu’à demi de leurs dollars, de leurs roubles ou de leurs louis d’or, s’ils ne les faisaient pas sonner un peu aux oreilles des Hellènes qui sont restés dans leur pays, occupés à faire de la politique et à manger des carottes crues. La ville d’Athènes n’a pas à se plaindre de ce patriotique amour-propre ; car des rues entières de jolis hôtels et de coquettes villas sont dues à la magnificence de plusieurs financiers, habiles à multiplier les banknotes. Au début de cette invasion de boyards, les Athéniens, gueux et fiers, firent mine de se fâcher. Ils affectèrent de mépriser ce luxe, firent des allusions sournoises aux présens d’Artaxerxès, à l’or d’Harpale, aux jardins de Cimon, et répétèrent plusieurs fois par jour qu’Aristide était juste et que Phocion était intègre. Les gamins des rues appelèrent les nouveaux-venus des Χρυσοϰάνθαροι (Chrusokantharoi), ce qui veut dire des mouches d’or ; les professeurs de l’Université les appelèrent des hétérochthones ; les députés firent même une loi qui réservait aux seuls autochthones les emplois publics et leurs salaires dérisoires. Les capitalistes, d’abord affligés par cet ostracisme à l’intérieur, ne se découragèrent pas. Ils pensèrent que le seul moyen de calmer ces politiciens hargneux, c’était de les faire fumer, manger et danser. Ils meublèrent des salons, aménagèrent