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ministres d’Autriche et de Russie à Berlin et s’entretient confidentiellement avec eux. Il semble que ce qu’on propose maintenant à la Prusse, ce n’est plus une alliance particulière avec l’Angleterre, mais une place dans une vaste coalition de toutes les puissances allemandes contre les desseins futurs de la France, où on lui offrirait une place à côté et presque à la suite de Marie-Thérèse. Puis on commence à parler d’ajouter à la garantie que les préliminaires donnent à la conquête de la Silésie, une caution réciproque assurée à l’Autriche pour le reste de ses domaines et à laquelle il serait lui, Frédéric, comme tous les autres souverains, sommé d’accéder. Rien de tout cela ne fait son compte, rien de tout cela surtout ne présente une idée claire à son esprit : il se sent entouré d’intrigues croisées qu’il ne réussit pas à démêler ; ce sont des fils enchevêtrés qu’il ne vient pas à bout de débrouiller[1].

Dans cet embarras, c’est vers la France, objet tout à l’heure de ses appréciations dédaigneuses, qu’il se retourne pour l’associer à ses inquiétudes. D’ailleurs, c’est son habitude, on l’a vu, à plus d’une reprise, de recourir à la France, après s’être éloigné d’elle, quand il voit l’horizon s’assombrir autour de lui, car il se croit sûr, même après l’avoir offensée, de la retrouver toujours en cas de besoin. Est-ce que la France ne voit pas que tout le monde se joue d’elle, que l’Autriche et l’Angleterre ne sont brouillées qu’en apparence, qu’on est en train de les réconcilier au Hanovre, et que c’est pour fondre sur elle par surprise que l’Angleterre a prolongé à grands frais le séjour des Russes en Allemagne : — « Avertissez donc la France, écrit-il à Chambrier, de ce qui se trame là contre elle ; mais cependant, ajoute-t-il, mesurez bien vos expressions afin de ne pas donner lieu au reproche ignominieux que les ministres de France m’ont déjà fait, comme si je ne songeais qu’à souffler le feu et à pêcher en eau trouble[2]. »

Effectivement, c’était l’opinion assez généralement répandue sur son compte en Europe, et l’interprétation qu’on aimait à donner, surtout à Versailles, aux jugemens sévères, portés par lui, d’une façon si blessante, sur la générosité excessive des concessions de la France. L’amour-propre de Louis XV et de ses ministres se plaisait à n’y voir que l’expression d’une contrariété égoïste ; s’il médisait ainsi des conditions de la paix, c’est que, dans quelques termes qu’elle fût conclue, ayant su rester tranquille lui-même au milieu de l’agitation générale, il aurait toujours regretté de voir cesser

  1. Frédéric à Chambrier, 7 juin, 8-16 juillet 1748. — Pol. Corr., t. VI, p. 141-150-154-159-164-168-192-198. — Droysen, t. III, p. 478 et suiv. — Valori, Mémoires, t. Ier, p. 279.
  2. Frédéric à Chambrier, 16 juillet 1748. — Pol. Corr., t. VI, p. 173.