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au hasard ; trois ou quatre millionnaires se sont associés et, en décidant les tracés de chemins de fer, ont arrêté la géographie du territoire. Car le chemin de fer n’est pas, comme chez nous, un réseau d’espèce nouvelle qui vient se superposer à un système de communications établi depuis des siècles. On l’applique sur un pays vide, et c’est aux nœuds principaux du filet que vont s’élever les villes. En Europe, elles ont grandi le long des fleuves, aux points de rencontre des vallées, et le plan de notre fourmilière est l’œuvre de la nature. Ce ne sont pas les dieux de la montagne et de la plaine, mais les « rois de chemins de fer » qui dessinent en Amérique les cadres durables dans lesquels vont se succéder les générations humaines. Regardez l’un de ces tout-puissans, un Vanderbilt ou un Jay Gould qui, de New-York, court vers le Pacifique sur ses propres rails, dans son wagon palais. « Chaque cité l’acclame comme un souverain qui fait le tour de son royaume, les gouverneurs d’États le courtisent et les parlemens lui soumettent des pétitions[1]. » Car il est vraiment maître de son réseau ; point d’assemblée d’actionnaires qui puisse lui faire la loi. Très souvent, il s’est passé d’actionnaires, ou bien il s’est arrangé pour posséder la moitié des actions. Point de législation qui lui dicte des plans : il mène ses lignes où il lui plaît ; il crée le système circulatoire d’un pays, il lance ou arrête à son gré les courans de commerce, et dans ce monde de l’Ouest où toutes les fortunes dépendent de la réussite ou de l’avortement des cités naissantes, c’est de lui que tout le monde dépend.

Voici donc les territoires qui se peuplent et les villes qui se lèvent à sa voix, petites villes qui ne sont jamais des villages, mais de jeunes cités naissantes qui prétendent à se développer tout de suite, à rivaliser au bout d’un demi-siècle avec Saint-Paul ou Chicago. Voyez leur origine : elles ne sont pas l’œuvre d’une population trop dense qui instinctivement se déplace suivant la ligue de moindre résistance. L’Ouest américain ne se peuple pas comme s’est peuplée l’Europe occidentale. Dans le vaste continent que chaque Américain travaille à mettre en valeur comme une carrière, certains points sont des centres d’exploitation : c’est là qu’aboutissent ou qu’aiguillent les wagons chargés de matière brute, c’est de là qu’on les dirige vers les dépôts ou vers les hauts-fourneaux. C’est là que sont les provisions d’outils et de vivres et que campent les ingénieurs et les contremaîtres intéressés au succès de l’entreprise. Les petites villes de l’Ouest sont des magasins flanqués de bureaux, rien de plus. Au cordeau, on a tracé dans

  1. Bryce, The American commonwealth, n, p. 531.