Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/649

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore si elle veut le repousser ou l’attirer tout près… La pitié est la plus forte, cette pitié que Dick refuse d’abord et qui finit par se faire accepter, tant elle ressemble à de l’amour.

N’est-ce pas l’amour qui parle en effet, tandis que Maisie sanglote pour la première fois de sa vie sur l’épaule qui tremble au contact de cette petite main ?

— Dick, vous n’allez pas continuer d’être égoïste, maintenant que je suis revenue ? Du reste, boudez tant que vous voudrez, je ne me fâcherai pas… Je ne m’en vais plus. J’ai été mauvaise, si mauvaise ! .. mais je vous aime… Faut-il que je me mette à genoux pour vous le dire ? Ne soyez pas stupide, Dick. C’est peine perdue que de faire semblant. Vous savez bien que vous m’aimez aussi. Avez-vous oublié le bateau, notre adieu ? .. Prenez cela, tenez, et soyez raisonnable. De grâce, Dick, aidez-moi donc un peu. Je ne peux pourtant pas vous faire la cour à moi toute seule.

Son orgueil résisterait à toutes les paroles, mais ce baiser rompt les digues, et, tandis qu’il la tient dans ses bras :

— Aveugle, dites-vous ? Non, vous n’êtes pas plus aveugle qu’autrefois. Ne m’avez-vous pas assuré vous-même que dix années n’étaient rien. Vous vous rappelez ? .. dans le temps sur la plage, quand mes cheveux sont allés droit dans vos yeux ? ..

Dick entendit tomber deux ou trois épingles, et la longue chevelure de Maisie lui enveloppa tout le visage.

— Eh bien ! maintenant vous ne pourriez voir encore à travers, même si vous essayiez. Figurez-vous donc que vous aurez ma crinière dans les yeux un peu plus longtemps, voilà tout,.. l’espace de cinquante ou soixante ans peut-être. Cinquante ans comptent cinq fois moins que dix. Ne comprenez-vous pas, imbécile ?

Et elle secoue la tête pour augmenter à la fois cette nuit soyeuse et parfumée et la force de son raisonnement. Dick a beau faire, il est heureux ! Ses yeux se sont fermés sur l’impression divine d’avoir produit une belle œuvre ; un rêve d’amour, pour lequel il aurait donné cette œuvre même et toute sa vie, lui est accordé par surcroît. Que peut-il désirer encore ? Toujours Maisie lui dira que la Mélancolie effacée est ce qu’il a fait de meilleur, et il prendra le sanglot qu’elle laisse échapper en regardant cette chose informe pour un tribut d’admiration. Aveugle ? qui ne voudrait l’être à ce prix !

C’est du moins l’impression qui nous reste en fermant le Lippin-cott’s Magazine où parut la première version de the Light that failed. Depuis lors ce roman a été publié en volume avec une fin tout opposée[1].Pourquoi ? .. Hélas ! Rudyard Kipling, si dédaigneux

  1. The Light that failed, rewritten and considerably enlargedby Rudyard Kipling ; Macmillan and C°. En tête d’une nouvelle édition, — Heinemann and Balestier. Leipzig, — nous lisons que, contrairement aux apparences, cette amplification de the Light that failed est le premier jet de la pensée de l’auteur.