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naissances, de mariages et de décès. Les petits bourgeois de Vienne ne pouvaient lire ces tristes gazettes sans penser à un temps grisâtre d’automne et sans entendre siffler la bise.

Marie-Thérèse sécularisa la censure ; mais non-seulement elle n’eut garde d’en tempérer les rigueurs, elle en compliqua les formalités. Avant d’oser publier une nouvelle, il fallait la soumettre à l’examen de tant de vérificateurs des ouvrages de l’esprit, au contrôle inquisitif de tant d’éplucheurs de mots, que lorsqu’elle paraissait dans un journal, elle n’avait plus la grâce de la nouveauté : on annonçait les fêtes quand elles étaient passées et le déluge quand Noé, sorti de l’arche, plantait déjà sa vigne.

L’esprit du siècle avait pénétré à Vienne ; le rationalisme réformateur y avait recruté quelques adhérens, qui en recrutaient d’autres. Marie-Thérèse détestait cette engeance ; tout ce qui agréait au grand Frédéric lui déplaisait souverainement. Elle pouvait croire que c’était la libre pensée qui lui avait pris la Silésie, et elle ne souffrait pas qu’on fût Candide dans ses États ; Van Swieten, son premier médecin, y mettait bon ordre. La ressource des faibles est la ruse ; les gazetiers autrichiens rusaient. Ils s’étudiaient à donner aux vérités dangereuses une forme inoffensive et rassurante ; ils glissaient des idées hardies sous le couvert des commérages et des menus propos ; ils enveloppaient la dragée, ils habillaient le poivre et la cannelle, ils déguisaient la viande et les œufs. On vivait mal, maison vivait. Le Saxon Christian Gottlob Klemm créa successivement à Vienne des recueils intitulés le Monde, le Patriote autrichien, où il se permettait d’insinuer, avec force précautions oratoires, que tout n’allait pas pour le mieux dans la meilleure des Autriches possibles. Son ami Sonnenfels publia le Confident, der Vertraute, et sous le nom de l’Homme sans préjugés, une feuille paraissant deux fois par semaine, dans laquelle il exposait timidement le nouvel évangile de Jean-Jacques Rousseau, la théorie du Contrat social, un système d’éducation dans le goût de l’Emile. Il poussa l’audace jusqu’à demander l’abolition de la corvée, la suppression des corps et métiers, la liberté de l’industrie. Il eut mille difficultés avec la censure, qui confisqua souvent sa marchandise. L’Homme sans préjugés étonna Vienne par sa miraculeuse longévité : cahin-caha, il vécut onze années durant.

Joseph II monta sur le trône et régna près de dix ans ; ce furent dix années de douceur pour l’imprimerie et les journaux. Dès le 11 juin 1781, Joseph réformait la censure, et faisait donner aux nouveaux censeurs des instructions empreintes d’un esprit de tolérance inconnu jusqu’alors sur les bords du Danube et presque partout ailleurs. On les engageait à ne poursuivre rigoureusement que les récits obscènes, les farces malhonnêtes, les inepties et les fadaises qui pervertissent le bon sens d’un peuple ; en revanche, on leur recommandait d’avoir de