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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/708

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grands ménagemens pour les publications raisonnées et savantes. Si on ne tolérait pas les écrits systématiquement hostiles à la religion, on interdisait aussi les brochures destinées à propager des dévotions ridicules. « Les observations critiques, était-il dit, qu’elles soient dirigées contre le souverain ou contre le dernier de ses sujets, lorsqu’elles ne sont pas injurieuses et surtout si l’auteur les signe de son nom et se porte ainsi garant de ce qu’il avance, ne doivent pas être prohibées. » En ce qui concernait les journaux, on prescrivait à l’autorité compétente de ne les examiner qu’en courant et de donner bien vite l’imprimatur. M. Zenker a raison, le règne de ce souverain aussi généreux dans ses projets que malheureux dans ses entreprises fut l’âge d’or de la presse autrichienne.

On pouvait oser, on osa beaucoup. De 1782 à 1784 parut un journal qui portait le titre bizarre de Vérités hebdomadaires à l’adresse des prédicateurs de Vienne. Léopold Aloïs Hoffmann, fils d’un tailleur bohème, que les jésuites n’avaient pas voulu recevoir dans leur ordre, leur en gardait rancune. Il avait du talent pour l’espionnage, pour la délation. Après avoir fait plusieurs métiers, il s’était convaincu que le meilleur de tous, le plus lucratif, était d’inquiéter les gens et de leur faire acheter leur repos ; il se disait, sans doute, en allemand, ce que l’abbé Desfontaines avait dit en français : « Si Alger était en paix avec tout le monde, Alger mourrait de faim. » Depuis deux siècles au moins, les prédicateurs étaient une puissance à Vienne, comme ils le furent à Paris au temps de la Ligue. Le famélique Hoffmann eut bientôt fait de conclure son marché avec un éditeur. Accoutumé aux duretés de la vie, il n’était pas exigeant : il ne demandait que du papier, des plumes, de l’encre, le logement gratuit et 5 florins par semaine. Il était convenu que, si le journal réussissait, on lui donnerait à titre de traitement supplémentaire des souliers, des bas et du linge. Le premier numéro fit sensation. On croyait rêver ; il était donc permis de tourner en ridicule les serviteurs de Dieu ! Les uns ne faisaient qu’en rire, les autres s’en indignaient et annonçaient d’une voix lamentable que les jours de l’antéchrist étaient venus. Les prédicateurs eurent la malencontreuse idée de riposter du haut de la chaire ; cela ne servit qu’à mettre le journal en vogue, et Aloïs Hoffmann eut des chaussettes et du linge. Dix ans plus tard, il tournera casaque et, quoiqu’il se fût enrôlé dans une loge, il dénoncera les francs-maçons comme il avait dénoncé les jésuites. Il n’avait pas eu la peine de changer d’opinion, il n’en avait jamais eu.

À peine Joseph II fut-il mort, sa loi libérale fut révoquée. On en revint à l’ancien état de choses, toutes les vieilles interdictions furent rétablies et rendues plus rigoureuses. D’année en année on les aggravait ; d’année en année les décrets succédaient aux décrets et les édits aux rescrits. Désormais on pouvait parler librement de tout, à