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M. Busken Huet, la ceinture de liège qui maintenait la Hollande à flot.

Et puis l’ordre, c’est-à-dire le silence, régnait à Java, à Sumatra, aux Moluques. On se figurait volontiers que les indigènes, contens, heureux, adoraient la domination bienfaisante et civilisatrice de la Hollande.

Brusquement, Multatuli fit s’évanouir cette heureuse et trompeuse sécurité. Du jour au lendemain, il fut célèbre. Tout le monde prit parti pour ou contre lui. Il n’y eut pas d’indifférens. Dans les régions officielles, parmi les gens qui profitaient des abus qu’il dénonçait, il souleva des haines froidement féroces. D’autre part, les esprits inquiets, avides de nouveautés, enthousiastes de liberté, de progrès, d’humanité, ou tout simplement mécontens de leur sort, lui firent un parti, une secte, presque une église. De toutes les parties du pays, on lui écrivait, on le félicitait, on le questionnait, on l’encourageait.

Dans la presse et dans le parlement, tous les partisans d’une réforme du régime colonial puisaient dans le livre de Multatuli des argumens à l’appui de leurs opinions et certainement, c’est à ses révélations, à sa longue et persévérante campagne contre des abus invétérés, qu’on doit les améliorations partielles réalisées depuis. Mais lui se contentait de hausser les épaules. Tout ce qu’on faisait sans sa coopération directe lui semblait efforts stériles et vains palliatifs. Lorsqu’on proposa de substituer dans les colonies au travail forcé le travail libre, c’est-à-dire l’exploitation des cultures par des compagnies privées, engageant à prix débattu des indigènes, il déclara que c’était substituer une machine d’épuisement à une autre machine d’épuisement et qu’il importait peu qu’on saignât le Javanais à blanc au profit du trésor et de la Société de commerce, ou bien au profit de quelques capitalistes.

« Il y a en Hollande, écrivait-il, deux partis, dont les principes sont bien différens : les conservateurs, qui veulent tirer des Indes tout le profit possible, et les libéraux, qui veulent tirer tout le profit possible des Indes. Aussi les libéraux ont-ils raison d’affirmer que les conservateurs grugent les Indes, et les conservateurs sont-ils dans le vrai en affirmant que les Indes sont grugées par les libéraux. »

En 1872, au congrès international des sciences sociales, il eut l’occasion d’attirer l’attention du public européen sur la question javanaise, et remporta devant ce tribunal une victoire morale qui dut le consoler de bien des dédains et de bien des injures. Il prononça en français un discours passionné, véhément, qui souleva une véritable tempête parmi les membres hollandais de l’assemblée. Rompant avec toutes les traditions de flegme national, ils se