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droit d’exercer librement toute espèce de profession et de commerce sans payer de maîtrise. Le second louait à deniers comptans le même privilège dans l’enclos de l’abbaye Saint-Germain et dans celui de l’hôpital des Quinze-Vingts. Le troisième concédait les mêmes droits dans toute la ville à un nombre fixe d’industriels qui prenaient le nom de marchands ou d’artisans suivant la cour : — « Tous trois trouvaient bonnes, excellentes, véritablement favorables au commerce les exceptions au régime prohibitif des jurandes qu’on venait leur acheter. J’ai entendu quelques-uns d’entre eux dire avant le ministère de M. Turgot : — « Que deviendrait le commerce si la liberté n’avait point d’asile ? » — Ils dirent plus tard : — « Que deviendraient les asiles et nos profits si la liberté du commerce existait partout ? »

Pour tenir tête à tant d’inimitiés déclarées ou secrètes, Turgot aurait eu besoin d’être résolument appuyé par son roi et par ses collègues. Le premier ministre, M. de Maurepas, « vieillard très spirituel et très léger, » était fermement convaincu que la politique consiste à décliner les responsabilités : — « L’art de son ministère était de laisser aller les ministres inférieurs de façon à pouvoir dire en cas de malheur qu’il n’avait fait que se prêter à leurs vues par complaisance, mais qu’au fond il n’avait jamais été de leur opinion. » — Il laissa aller Turgot jusqu’au jour où, jaloux de son crédit, de son ascendant sur le souverain, il s’appliqua tout doucement et le sourire aux lèvres à le compromettre et à le détruire. Dans ses entretiens particuliers avec Louis XVI, il lui insinuait sans cesse qu’on ne pouvait avoir plus d’esprit et de lumières que M. Turgot, que malheureusement cet homme supérieur, qui souffrait difficilement les contradictions, voulait tout embrasser, se croyait de force à tout gouverner, et qu’un ministre qui gouverne tout est le vrai monarque.

Turgot aida lui-même à son malheur. Possédé de son idée, ne s’occupant que d’avoir raison, incapable de déjouer « des intrigues par des contre-intrigues, » il crut ramener M. de Maurepas, désarmer sa jalousie, en ne voyant plus le roi qu’une fois la semaine et en cessant de lui écrire. Ce fut une faute. Il en fit une autre plus dangereuse encore. Il obtint qu’on nommât M. de Malesherbes ministre de la maison du roi, et ce choix, qui semblait excellent, lui fut fatal. « M. de Malesherbes, disait Dupont, avait montré beaucoup de ce courage passif qui fait braver les persécutions, il n’a pas autant de ce courage actif qui sait dévouer sa liberté, son repos et sa vie au plaisir de réformer des abus. Il ne croit pas le bien faisable, attendu qu’il ne voit pas qu’on l’ait jamais fait. » Ce magistrat intègre, vertueux et charmant, « qui avait dans le caractère et dans l’esprit toutes les grâces, toute l’ingénuité et toute l’impatience d’un enfant aimable, » ne tarda pas à se dégoûter de ses nouvelles fonctions. Les intrigues l’inquiétaient, il lui parut que les rats se mettaient dans la maison. Ce qui