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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/330

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C’est la nature, mais surprise en ses aspects les plus rares par un œil délicat qui fait provision de sensations exquises : les lacs du nord de l’Italie dans l’éveil des matins, les cimes des hauts monts sur les cieux apaisés des soirs les plus purs, les détours des fleuves dans les vallées, les transparences de l’air, les bleus les plus doux des lointains et des eaux. Comme la pensée curieuse dans les âmes qui se perdent en leurs propres profondeurs, l’œil s’enfonce en ces paysages aux plans successifs et reculés, courant aux bleus lointains sur les eaux bleues, dont les ondes et les détours rappellent les boucles des chevelures et la sinuosité des sourires et semblent apporter jusqu’à nous dans la brise la caresse d’une musique légère.

Des peintures de Léonard qui nous restent, la Joconde est l’image la plus pure de son génie. Elle a perdu son premier éclat, elle n’a plus, avec les couleurs de la vie, cette réalité poussée jusqu’à l’illusion, dont parle Vasari et qu’aimait le Vinci. Et cependant de toutes les figures peintes il n’en est point de plus vivante. Elle n’est pas une image, elle est une personne ; on la connaît, on en parle ; elle a ses ennemis et ses dévots. Par un unique privilège, à force d’être individuelle, elle est symbolique. Les jeunes hommes vont la consulter, comme les filles les somnambules, lui demander avec son secret celui de celle qu’ils vont aimer et qu’ils sentent vivante en elle. Elle ne ramasse plus les déclarations des poètes. Parler d’elle est si banal que je ne m’en sentirais pas le courage. Laissons donc les phrases sur l’éternel féminin, sur le mystère de son incarnation en cette femme, dont la conscience n’est que la surface aux mobiles reflets de la mer sans rivages qui s’enfonce en elle à l’infini. De fait, il n’est pas un tableau dont l’image en l’esprit se prolonge en une plus longue rêverie. Regardez maintenant cette œuvre, comme vous feriez le bijou d’un rare ciseleur. Notre rêverie est faite d’images aux contours flottans, d’idées vagues, nuées qui passent et que l’émotion colore. Vous attendriez ici des sous-entendus, des sacrifices dans l’exécution, quelque chose d’indécis, d’atténué. Rien de pareil. La rêverie de Léonard est une rêverie intellectuelle, une richesse d’images nettes, d’idées claires, dont la complexité le charme sans l’aliéner de lui-même. Il analyse ses émotions sans les affaiblir. Dans la Joconde, pas un sacrifice, pas un oubli ; rien qui ne soit dit avec une clarté parfaite, c’est l’exécution d’un peintre jaloux d’égaler la nature, en poursuivant la réalité jusqu’en ses derniers détails. Je ne parle pas des mains longues et fines, sans lesquelles elle ne serait plus elle-même, pas même des ondes légères de cheveux qui descendent sur le cou, mais regardez les draperies, les plis des manches sur les bras, jusqu’aux fines broderies du corsage ; elle est devant vous telle que Léonard la vit dans son atelier de Florence.