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Ce n’est pas que tout soit au même plan, il faut un effort d’attention pour apercevoir ces détails et leur rendu ; le peintre simplifie, sans rien sacrifier, à la façon de la nature, par les jeux de la lumière et de l’ombre, en portant l’esprit et les yeux où il veut qu’ils se fixent. L’effet prodigieux de cette œuvre ne vient-il pas du contraste de l’infini de l’âme avec la précision des signes qui la font visible ? Le plus souvent le peintre ne voit d’un visage qu’un aspect auquel il s’efforce de se tenir. Sans perdre la concordance des traits, sans altérer la forme et ses accords, Léonard volontiers combine des expressions contraires qu’il fond dans l’unité de l’expression générale. Étudiez de ce point de vue le portrait de la femme cruelle et charmante qu’on croit être Lucrezia Crivelli (la belle Ferronnière du Louvre), la maîtresse de Ludovic le More. Ce n’est pas par une simple galanterie de peintre gentilhomme que, pendant la pose, Léonard voulait dans son atelier des musiciens, des lecteurs habiles (Traité de peinture, § 39) : l’âme du modèle, bercée par la musique légère, s’apaisait, et peu à peu, les expressions momentanées s’effaçant, l’esprit plus clairement apparaissait sur le visage détendu, où dans une sorte d’équilibre se trahissaient les habitudes de la physionomie. La Joconde n’est pas seulement un chef-d’œuvre de sentiment et de vie, mais de sang-froid et de volonté ; le peintre et l’analyste y rivalisent ; son mystère est celui du génie même en qui la connaissance nourrit l’amour, et la curiosité ne sert qu’à faire la beauté plus exquise.


IX

Qui observe tout ce que la Joconde concentre de réflexion et de sentiment, ce qu’une telle exécution, sans surcharge, sans lourdeur, suppose de lenteurs calculées, d’attentes et de précision, sera moins tenté de s’étonner du petit nombre des œuvres du Vinci. C’est la grande plainte, l’accusation qui revient sans cesse. a Tandis qu’il s’attardait avec trop de scrupule (morosius vacaret), dit Paul Jove, à chercher les ressources d’un art subtil, par mobilité d’esprit (levitate ingenii) et aussi par un dégoût naturel, laissant là sans cesse les choses commencées, il acheva très peu d’œuvres. » Le poète florentin, Agolina Verino, écrit :


… Forma, superat Leonardus Vincius omnes ;
Tollere de tabula dextram sed nescit, et instar
Protogenis mullis vix unara perficit annis.


D’autres lui reprochent son goût pour la science, le temps qu’il perd à la géométrie, à la mécanique ; quelques-uns parlent de