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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/332

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pauvreté. Je l’avoue, rien ne peut nous consoler des œuvres qu’il n’a point faites, vraiment cela est perdu. La nature ne répète pas un tel homme. Quelque autre, tôt ou tard, se serait chargé de la besogne scientifique. Je l’avoue encore, cet esprit d’analyse, cette curiosité toujours inquiète a dû faire plus rares les heures de fécondité et d’inspiration. Il a trop obligé son génie à rendre des comptes à son intelligence. Mais mutilerait-on impunément ce grand esprit ? C’est la richesse d’observation dont il dispose, quand il est en verve, qui donne à ses œuvres leur intensité ; c’est son insistance sur ses émotions qui en fait la profondeur ; c’est à sa volonté curieuse, à sa lucide intelligence qu’elles doivent leur raffinement, leur délicatesse exquise. Supprimez de Léonard le savant, que restera-t-il ? Un Bernardino Luini. Le principe de ses œuvres en dernière analyse est dans sa sensibilité, et ce qui fait unique sa sensibilité, c’est qu’elle ne se distingue pas de son intelligence. « Plus on connaît, plus on aime. » De là dans ses œuvres ce double caractère de réalisme et de spiritualité ; cette précision dans le langage, cet infini dans la pensée. Il recule l’idéal de l’art ; il ajoute quelque chose à la nature, il l’enrichit de formes nouvelles, qui semblent, à la lettre, plus parlantes, plus expressives, plus riches de vie intérieure. Sa haute ambition méprise l’à-peu-près, il laisse là l’œuvre qu’il ne pourrait porter à la perfection qu’il rêve. « Quand il s’asseyait pour travailler à une peinture, dit Lomazzo, il semblait qu’il fût maîtrisé par la peur. Aussi, il ne pouvait rien finir de ce qu’il avait commencé, son âme étant pleine de la sublimité de l’art, ce qui faisait qu’il était capable de voir des défauts dans des peintures que d’autres saluaient comme des créations miraculeuses. » Léonard lui-même nous a laissé le secret de ses lenteurs et de ses dégoûts dans cette pensée : « Quand l’œuvre est égale au jugement, c’est un triste signe pour ce jugement ; et quand l’œuvre surpasse le jugement, c’est ce qu’il y a de pis, comme il arrive à qui s’émerveille d’avoir si bien travaillé, et quand le jugement surpasse l’œuvre, c’est là un très bon signe, et, si l’homme en telle disposition est jeune, sans doute, il deviendra un excellent artiste (operatore). Il ne composera que peu d’œuvres, mais telles qu’elles arrêtent les hommes à contempler avec admiration leurs perfections. »

Aussi bien quand on parle de la fécondité d’un artiste, il ne faut pas tenir compte seulement de ce qu’il a fait par lui-même, mais de ce qu’il a fait par les autres. Peu nombreuses, les œuvres de Léonard se sont multipliées en fécondant l’esprit de ses disciples et de ses rivaux. D’abord appliquant sa haute intelligence à la technique pittoresque, il en a révélé toutes les ressources. Ses œuvres ont été des modèles. Regardez les tableaux de chevalet de Sandro