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Botticelli ; un peu sommaire, le langage de ce grand charmeur garde l’accent de la fresque. Après Léonard, le langage de la peinture est fixé ; il en a marqué les limites[1]. Il a montré en même temps tout ce qu’on peut traduire par lui de l’âme humaine, de ses émotions, de leurs nuances ; on n’ira pas plus loin dans l’expression. Il est par là le maître de tous ses contemporains. Tous, à des degrés divers, ont subi son influence, les uns par un acquiescement volontaire, par le charme subi ; les autres sans le savoir peut-être, par cela seul qu’ils profitaient de son exemple. Verrochio, son maître, prend quelque chose de sa tendresse et de sa grâce ; Lorenzo di Credi, son camarade d’atelier, se fait son élève. A Florence, fra Bartolommeo, le Pontormo, Ridolfo Ghirlandajo, le sculpteur Baccio Bandinelli, Francesco Rustici, sont ses disciples ou ses imitateurs. Raphaël étudie ses œuvres. Il apprend de lui tout ce qu’enveloppe d’humain la légende de la Vierge, et l’art de la transposer dans des scènes d’une familiarité charmante. Pour le haïr, Michel-Ange n’est pas moins son obligé. Quand il commence à peindre, il ne connaît pas le Vinci, qui est à Milan. Voyez ses premières peintures : il a déjà dans la forme la noblesse et la grandeur, mais quelque chose de sec, de dur, de tendu, avec un coloris heurté. Quand il peint la Sixtine, il a vu Léonard travailler à Florence. Mesurez la distance parcourue. Sans rien perdre de sa puissance, il s’est comme attendri. Souple et harmonieux, son langage a pris des accens nouveaux. Il a regardé les œuvres de son grand rival en homme de génie, et il dit bien ce qu’il disait mal : la secrète douceur qui tempère sa mélancolie héroïque. (Création de la femme.)

Léonard n’apprend pas seulement à tous par l’exemple de ses œuvres jusqu’où peut aller l’art de peindre dans l’imitation de la nature et dans l’expression des émotions humaines, il se continue par l’école milanaise. Le charme de sa personne et l’autorité de son génie groupent autour de lui des jeunes hommes qu’il anime de sa propre pensée. Ce qui d’un artiste fait vraiment un maître, c’est dans l’individualité même de son génie je ne sais quoi d’universel, d’humain, qui se propage en d’autres âmes. Il semble qu’il découvre à tous une nuance de la sensibilité humaine ignorée avant lui. Surpris, émus par ce charme de nouveauté, les disciples se hâtent d’en varier l’expression. Le Vinci, Michel-Ange, Rubens,

  1. Sans sacrifier l’harmonie, Léonard met dans le langage pittoresque la précision et la clarté. Par la perspective linéaire, par le clair-obscur, par la perspective aérienne, par la science des formes et de leurs élémens, il veut donner à l’image peinte le relief de l’objet réel. La peinture reste pour lui un art d’imitation. Il sait être profond sans être jamais vague ou incorrect. Ceux qui rapprochent la peinture de la musique trouveront ce souci de l’exactitude un peu puéril. Mais les arts se distinguent pour se constituer, en admettant qu’ils doivent se confondre pour se renouveler.