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Il semble qu’à l’heure présente les chimistes soient sur le point de réaliser par synthèse des substances analogues à celles dont sont faites certaines parties importantes du corps des animaux et des plantes ; mais ne nous berçons pas trop vite d’un espoir chimérique. Il y a un abîme entre le but presque atteint par M. Schützenberger, par d’autres encore, et la création de la plus petite parcelle de matière vivante. On pourra faire de l’albumine comme celle de l’œuf, de la fibrine comme celle du sang, on n’aura que des matières inertes, comme elles le sont elles-mêmes. Le blanc de l’œuf ne vit pas, quoique émané d’un être vivant, pas plus que la coquille de l’œuf et la plus grande partie du jaune. C’est simplement une sécrétion, un rejet des chairs vivantes de la poule, et qui n’emporte d’elles qu’une composition à peu près identique à la leur, en tout cas extrêmement complexe. De là la difficulté de reproduire artificiellement un corps semblable par la synthèse des très nombreux élémens chimiques qui en composent l’édifice délicat. Il faut que chaque molécule soit là et soit à sa place. Mais quand cette synthèse difficile se sera accomplie dans ses cornues, le chimiste aura-t-il créé la vie ? Nullement ! Il sera comme Prométhée en face de sa statue d’argile, le feu du ciel manquera, le feu vivant. Cette albumine, cette fibrine, sorties de la combinaison du nombre voulu des êlémens divers qui doivent les composer, restent des corps inertes. C’est beaucoup d’avoir réussi à les édifier. Mais cette matière semblable à celle des corps vivans, ne vit pas, elle est inerte, le seul mouvement qui peut la saisir sera comme celui du cadavre, un acheminement vers la décomposition finale et le retour de ses atomes dissociés au monde inorganique. Il restera toujours à obtenir cette goutte, cette parcelle de substance vivante qu’on verrait s’épandre et revenir sur elle-même, envelopper d’autres corps, les altérer et les rejeter, s’accroître un peu.

Est-ce possible ? Est-ce trop attendre du génie humain ? Il ne le semble pas. Forcément ces conditions se sont déjà trouvées réalisées sur la planète et peut-être à plusieurs reprises. Il n’est point impossible qu’au fond des océans sans doute, ou dans les eaux dormantes, des masses sarcodiques prennent aujourd’hui naissance spontanément. Nous n’en avons pas la preuve, cependant il ne paraît point qu’un tel phénomène soulève d’objection fondamentale. Mais comment surprendre ce début de la vie ? Que si un jour la science parvenait à réaliser ce grand œuvre dans ses laboratoires, elle aurait accompli le désir du premier homme de la légende mosaïque. Nous saurions ce qu’est la vie et la mort. Le rêve des hétérogénistes serait réalisé. L’homme aurait véritablement créé la vie.


GEORGE POUCHET.