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Henri II Plantagenet et sa femme Eléonore d’Aquitaine entrent couronnés dans la cathédrale de Worcester et se présentent devant la tombe du saint protecteur de la ville. Ils ôtent leurs couronnes, en font hommage au mort, les placent sur sa tombe et jurent de ne les plus porter jamais. Le saint était saint Wulfstan, dernier évoque anglo-saxon, contemporain de la conquête.

Un mot d’ordre a été donné ; les clercs l’ont compris. Ainsi, voici un poème du XIIIe siècle sur Edouard le Confesseur ; il est composé en langue française par un religieux normand de Westminster et dédié à Eléonore de Provence, femme d’Henri III. On y lit :


En monde n’est, bien vous l’os’ dire,
Pays, royaume ni empire
Où tant ont été bons rois
Et saints comme en ile d’Anglois…
Saints, martyrs et confesseurs
Qui pour Dieu moururent plusieurs ;
Les autres forts et hardis moult
Com fut Arthur, Edmond et Knout.


L’exemple est caractéristique de ces tendances toutes nouvelles, puisque c’est là un poème dédié à une Française par un Normand d’Angleterre et qui débute par l’éloge d’un Breton, d’un Saxon et d’un Danois.

Dans la rédaction des chroniques, les lettrés se comportent de même, et le fait est encore plus significatif, car il montre à l’évidence que cette mise de la littérature au service des idées politiques est l’effet d’une volonté formelle et d’un plan préconçu, et non des circonstances. Les chroniques sont rédigées sur commande et d’après le désir exprès des nouveaux rois d’Angleterre. Ainsi, le poète de langue française Gaimar fait commencer à la prise de Troie son histoire d’Angleterre et conte d’aussi bon cœur les aventures des Troyens et des Bretons que celles des Saxons ou des Normands ; Wace de même, aussi au XIIe siècle, retrace d’une plume égale les exploits des Bretons et des Normands ; ce sont tous des frères ou des aïeux. L’origine première des habitans du pays ne se doit plus chercher sous le ciel de Scandinavie, mais dans les champs troyens. Des murs fumans de Pergame partirent Francus, père des Français, et Énée, ancêtre de Brutus et des Bretons d’Angleterre. Les peuples des deux rives de la Manche ont ainsi une origine commune et classique, leurs races royales ne descendent plus d’Odin, mais de Priam et des princes d’Ilion.

Enfin, une fraternité de plus s’établit entre les races diverses peuplant le sol de la Grande-Bretagne : celle qui résulte de guerres faites ensemble. Guillaume et leurs successeurs ne distinguent pas