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moins mystérieux, moins introuvable que le parfait amour dont ils rêvent. Ces derniers poèmes, plus chers que tous autres aux clercs de langue française établis en Angleterre après la conquête, sont aussi les plus dignes d’attention ; d’abord, parce qu’on y voit en meilleur jour les nouvelles mœurs, ensuite parce qu’ils montrent que les derniers arrivés surent faire ce que les Anglo-Saxons avaient négligé. Ils avaient un esprit curieux, inquiet de nouveauté et de beauté, ils puisèrent aux sources splendides de la poésie celtique qui depuis des siècles coulaient inobservées ; ils s’émerveillèrent de la grâce du thème qu’offraient les exploits d’Arthur et de ses pairs, et en tirèrent des poèmes si beaux et si charmans que le renom de Lancelot dure encore et que ses aventures sont restées jusqu’aujourd’hui, avec celles de Tristan, Iseult, Genièvre et la fée Morgane, un inépuisable sujet pour la musique, la peinture et la poésie. Rappelez-vous les Volsungs, le dieu Thor et Beowulf et comparez leurs rudesses aux douceurs de cette épopée mondaine. Déjà la femme y a la même place et joue le même rôle que dans le roman paru hier. Un regard ouvre le paradis aux chevaliers d’Arthur ; ils voient dans un sourire tout l’enchantement qu’il nous plaît à nous-mêmes, les vivans d’aujourd’hui, d’y découvrir ; un mot d’adieu banal de la femme qu’ils chérissent se transforme à leurs oreilles et ils l’enferment dans leur âme comme un talisman. Qui n’a point chéri de talismans pareils ? Lancelot rappelle le passé à la reine Genièvre : « Et vous dites : Allez à Dieu, beau doux ami. Ne onques puis du cœur ne me put ce mot issir. Ce fut ce mot qui prude homme me fera si je jamais le suis ; car onques puis ne fus à si grand meschef que de ce mot ne me souvenist. Ce mot me conforte en tous mes ennuis ; ce mot m’a toujours garanti et gardé de tous périls…

— Par foi, fait la reine, ce mot fut de bonne heure dit, et béni soi Dieu qui dire me le fit. Mais je ne le pris pas si acertes comme vous fîtes. A maint chevalier l’ai-je dit, là où je ne pensai fors du dire seulement. »

Ils ont aussi des récréations moindres, des fabliaux, des contes, des histoires gaies, une épopée animale dont Renard est le héros et où viendront puiser, après Chaucer, Rabelais, et après Rabelais, La Fontaine. Ils ont des histoires grossières, mais amusantes où le diable et les manans ont place, composées uniquement pour enchâsser et conserver ce qui leur plaisait tant : une vive repartie, un bon mot. Ils ont des contes pittoresques et romantiques où l’on voit bien des pays, où l’on court bien des dangers, mais où l’on s’aime si tendrement ! histoires d’Amis et d’Amile, de Floire et Blancheflore, du roi Flore et de la belle Jehanne. Dans ce dernier