Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/575

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conte, la femme, faussement accusée, se déguise en écuyer et suit le chevalier, son époux, qu’elle aime toujours, portant le costume masculin avec la bonne grâce et la désinvolture d’une héroïne de Shakspeare. Et croyez bien que ces personnages, tout comme Guillaume de Normandie lui-même, ne sont pas plus embarrassés pour répondre aux coups de langue qu’aux coups d’épée. Leur parade est toujours prête. Amile séduit la fille du roi. Vous allez vous scandaliser ? mais songez donc que « cette aventure n’est pas trop étrange, comme il ne fut plus saint que David, ni plus sage que Salomon. »

Ils ont enfin de purs chants d’amour, caressans et heureux, où l’on apprend que « belle amour, » que « douce amour, » n’est pas toujours dans les palais, mais se trouve aussi dans les « greniers, » dans les champs, sous le ciel, et c’est toujours une rencontre qui vaut, au cours de la vie, qu’on s’y arrête. La popularité de ces chansons est si grande et elles sont tellement sur toutes les lèvres qu’on les retrouve jusque dans les sermons, où il en est fait des applications mystiques. Stephen Langton, archevêque de Cantorbéry, au XIIIe siècle, prend une chanson pour texte d’un de ses sermons qu’on a encore :


Belle Alice, matin leva,
Son corps vestit et para…
Pour Dieu, trahez vous en là,
Vous qui ne aimez mie !


Pour tout résumer d’un mot qui fera comprendre la différence de leur époque à la précédente : sur les lèvres des vainqueurs d’Hastings l’ode se fait chanson.

Le premier effet de cette littérature qu’animait un esprit si nouveau fut d’éteindre celle des Anglo-Saxons. Après la conquête vint pour les indigènes une période de stupeur et de silence, et la chose fut bonne en elle-même. Le premier devoir du maître est d’imposer silence à l’élève : les conquérans n’y faillirent point.

Il y eut cent ans de silence. Puis un réveil graduel se produisit. Ce fut d’abord le réveil des clercs, des gens qui avaient étudié à Paris. Chez eux, à vrai dire, les caractères nationaux étaient moins apparens que chez le reste de leurs compatriotes ; les haines populaires avaient sur eux moins de prise ; la science alors comme de tout temps les avait rendus cosmopolites ; ils appartenaient moins à l’Angleterre qu’au pays latin, et le pays latin n’avait pas souffert. Un groupe nombreux de clercs d’origine anglaise brilla dès le XIIe siècle d’un éclat dont toute l’Europe s’aperçut. C’est le temps de Geoffroy de Monmouth, de Joseph d’Exeter, de Jean de Salisbury, de Gautier Map, de Nigel Wireker et de beaucoup d’autres.