Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/784

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

10,000 élèves des grands séminaires, ce parti-pris est peut-être raisonnable ; il est peut-être raisonnable aussi pour les futurs officiers que l’État forme à La Flèche, Saint-Cyr, Saumur et sur le Borda. Futurs militaires ou futurs prêtres, leur éducation les prépare à leur vie ; ce qu’ils seront, adultes, ils le sont déjà, adolescens et enfans ; l’internat, sous une discipline de couvent ou de caserne, les qualifie d’avance pour leur profession ; puisqu’ils doivent en avoir l’esprit, il faut qu’ils en contractent les habitudes ; ayant pris le pli de leur métier, ils en accepteront plus aisément les contraintes, et d’autant mieux que les contraintes seront moindres pour le jeune officier au régiment que tout à l’heure à Saint-Cyr, pour le jeune desservant dans sa paroisse rurale que tout à l’heure au grand séminaire. — Tout au rebours pour les 75,000 autres internes des établissemens publics ou privés, ecclésiastiques ou laïques, pour les futurs ingénieurs, médecins, architectes, notaires, avoués, avocats et autres gens de loi, fonctionnaires, propriétaires, chefs ou sous-chefs dans l’industrie, l’agriculture et le commerce ; car l’internat est justement le contraire de l’éducation requise pour une carrière laïque et civile. De cet internat prolongé, ils emportent une provision suffisante de latin ou de mathématiques ; mais deux acquisitions capitales leur manquent : ils ont été privés des deux expériences indispensables ; au moment d’entrer dans le monde, l’adolescent en ignore les deux personnages principaux, l’homme et la femme, tels qu’ils sont et qu’il va les rencontrer dans le monde. Il n’en a point l’idée, ou plutôt il n’en a qu’une idée préconçue, arbitraire et fausse.

Il n’a point dîné, à l’ordinaire, auprès d’une dame, maîtresse de maison, en présence de ses filles et parfois d’autres dames ; le son de leurs voix, leur attitude à table, leur toilette, leur réserve plus grande, les égards dont on les entoure, la politesse ambiante, n’ont point tracé dans son imagination les premiers linéamens d’une notion exacte ; par suite, à l’endroit du ton qu’on doit prendre avec elles, il y a chez lui une lacune ; il ne sait pas leur parler, il est gêné dans leur compagnie, elles sont pour lui des êtres étranges, nouveaux, d’une espèce inconnue. — Pareillement, à table et le soir, il n’a point entendu des hommes faits causer : il n’a point recueilli les mille petites informations qu’un jeune esprit, en train de croître, puise dans la conversation générale. Sur les carrières et la concurrence, sur les affaires, l’argent, le ménage et le budget domestique, sur la dépense qui doit toujours être équilibrée par la recette, sur la recette qui presque toujours est le prix courant d’un travail accepté et d’un assujettissement subi, sur les intérêts