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puissans, pressans, personnels qui tout à l’heure vont se prendre au collet, et peut-être à la gorge, sur l’effort continu, le calcul incessant, le combat quotidien qui, dans la société moderne, composent la vie d’un homme ordinaire, on lui a ôté les moyens de s’instruire, le contact des hommes vivans et divers, les images que la sensation de ses yeux et de ses oreilles aurait imprimées dans sa cervelle. Ces images sont les seuls matériaux d’une conception correcte et saine ; par elles, spontanément et graduellement, sans trop de déceptions ni de heurts, il se serait figuré la vie sociale, telle qu’elle est, ses conditions, ses difficultés et ses chances : il n’en a pas le sentiment, ni même le pressentiment. En toute affaire, ce que nous appelons le bon sens n’est jamais qu’un résumé involontaire et latent, le dépôt persistant, solide et salutaire qui se fait en nous après beaucoup d’impressions directes ; à l’endroit de la vie sociale, on l’a privé de ces impressions directes, et le précieux dépôt n’a pu se former en lui. — Avec ses professeurs, il n’a presque jamais conversé ; quand ils l’ont entretenu, c’était de choses impersonnelles et abstraites, langues, littératures et mathématiques. Avec ses maîtres d’étude, il n’a guère parlé, sauf pour contester une injonction ou gronder tout haut contre une réprimande. De causeries véritables, avec acquisitions et mutuel échange, il n’en a point eu, sauf avec des camarades : si, comme lui, ils sont tous internes, ils n’ont pu se communiquer que leurs ignorances ; si le pensionnat admet en outre des externes, ceux-ci, contrebandiers actifs ou commissionnaires complaisans, importent et colportent dans la maison les livres prohibés, les journaux scandaleux, les vilenies, les provocations et tout le mauvais air de la rue. — Or, sous ces excitations ou dans ce vide, aux approches de la puberté et de la délivrance, les têtes des captifs travaillent, et nous savons dans quel sens[1], avec quels contresens, à quelle distance de la vérité observable et positive, comment ils se figurent la société, l’homme et la femme, sous quels traits simples et grossiers, avec quelle insuffisance, quelle présomption, quels appétits de serfs libérés et de jeunes barbares, comment, à l’endroit des femmes, leur rêve précoce et trouble devient vite brutal et cynique[2],

  1. Bréal, Quelques mots, etc., p. 308 : « Il ne faut pas s’étonner si nos enfans, une fois sortis du collège, ressemblent à des chevaux échappés, se butant à toutes les bornes, commettant toutes les sottises. L’âge de raison a été artificiellement retardé pour eux de cinq ou six ans. »
  2. Sur le ton et le tour de la conversation entre élèves à ce sujet, en rhétorique. en seconde et même plus tôt, je ne puis qu’en appeler aux souvenirs du lecteur… — De même, pour un autre danger de l’internat, non moins grave et qu’on évite de mentionner ici.