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comment, à l’endroit des hommes, leur pensée sans lest et précipitée devient aisément chimérique et révolutionnaire[1]. La pente est raide du mauvais côté, et, pour enrayer, pour remonter la pente, il faut que le jeune homme, prenant en main la conduite de sa propre vie, sache vouloir par lui-même et persévérer dans sa volonté.

Mais une faculté ne se développe que par l’exercice, et justement l’internat français est l’engin le plus efficace pour empêcher celle-ci de s’exercer. — Depuis le premier jusqu’au dernier jour de son internat, l’adolescent n’a point eu à délibérer, choisir et décider l’emploi d’aucune heure de ses journées scolaires ; sauf pour flâner à l’étude et ne pas écouter en classe, il n’a pu faire usage de sa volonté. Presque tous ses actes, en particulier les extérieurs, attitudes, postures, immobilité, silence, défilé, marche en rangs, lui ont été commandés. Il a vécu comme un cheval attelé, entre les deux brancards de sa charrette ; elle-même, cette charrette, engagée par ses deux roues, ne pouvait sortir des ornières rectilignes qu’on lui avait creusées et frayées tout le long du chemin ; impossible au cheval de s’écarter. Au reste, chaque matin, à la même heure, on l’attelait, et, chaque soir, à la même heure, on le dételait ; chaque jour, à d’autres heures, on le faisait reposer, on lui donnait sa ration d’avoine et de loin. Il n’a jamais eu besoin de s’en préoccuper, ni de regarder en avant ou par côté ; d’un bout à l’autre de l’année, il n’a eu qu’à tirer, d’après les avertissemens de la bride ou les encouragemens du fouet, et ses principaux ressorts d’action n’ont été que de deux espèces : d’une part, ces avertissemens et encouragemens plus ou moins durs, d’autre part, son indocilité, sa paresse et sa fatigue plus ou moins grandes ; entre les deux, il pouvait opter. Pendant huit ou dix ans, son initiative a été réduite à cela : nul autre emploi de son libre arbitre : ainsi l’éducation de son libre arbitre est rudimentaire ou nulle.

Là-dessus, notre système suppose qu’elle est faite et parfaite ;

  1. Bréal, Excursions pédagogiques, p. 326, 327. (Témoignages de deux universitaires) : « La grande vertu du collège est la camaraderie, qui comprend la solidarité des élèves et la haine du maître. » (Bersot) : — « Les punitions irritent celui qu’elles atteignent et engendrent les punitions ; les élèves se fatiguent : une irritation sourde les prend, doublée de mépris contre le régime lui-même et contre ceux qui l’appliquent. Le désordre leur fournit un moyen de se venger ou du moins de se détendre les nerfs ; ils font du désordre partout où s’offre une chance d’en faire impunément… Il suffit qu’un acte soit interdit par l’autorité pour qu’il y ait gloire à le commettre. » (A. Adam, Notes sur l’administration d’un lycée.) — Deux esprits indépendans et originaux ont raconté leurs impressions à ce sujet ; l’un d’eux, Maxime Du Camp, a subi le régime du lycée ; l’autre, G. Sand, n’a pu le tolérer pour son fils. (Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, et G. Sand, Histoire de ma vie.)