Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/943

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

révolution. L’art du narrateur ajoute encore au relief des événemens qu’il raconte. M. Thureau-Dangin n’a pas de peine à démontrer que l’agitation des banquets était factice, que les organisateurs faillirent y renoncer, tant ils trouvaient peu d’écho dans l’opinion. Il faut lui accorder sa démonstration, pour ce qui est de la faiblesse et de la perfidie de l’opposition ; mais s’il en conclut que le gouvernement fut victime d’un accident et d’un caprice du sort, je ne le suis plus. Dans la plupart de nos crises, ce n’est pas l’opposition qui est forte, c’est le pouvoir qui est faible ; une chiquenaude le renverse, parce que le terrain s’est insensiblement dérobé sous lui, dans ces assises profondes où l’on se désintéresse également des querelles du gouvernement et de l’opposition. Le peuple ne demandait pas la réforme électorale, j’en crois volontiers l’historien ; mais il n’attendait plus rien du pouvoir, ce qui était plus grave qu’une exigence précise. De là, à la dernière minute, quand les regards voient s’ouvrir brusquement l’abîme qu’ils ne soupçonnaient pas, cette inexplicable paralysie qui fait que tous s’abandonnent et sont abandonnés de tous. M. Thureau-Dangin nous rend parfaitement la sensation de cet affolement dans la stupeur, de « l’action débilitante de cet air, » comme il l’appelle. Le 24 février, les armes tombent de toutes les mains ; des hommes d’une vigueur éprouvée, Bugeaud, Bedeau, La Moricière, montent à cheval pleins de résolution, s’arrêtent après quelques pas comme frappés de la foudre, battent en retraite sur un on-dit. M. Guizot, qui s’est obstiné contre le flot à l’heure où l’on pouvait peut-être l’apaiser par un sacrifice de personnes, lâche le gouvernail en pleine manœuvre. Le vieux roi et M. Thiers luttent de finesse, ils échangent leurs coups de griffe accoutumés, tandis que la royauté agonise. Nul n’est à son poste ou ne s’y maintient, rien n’est prêt, sauf la voiture de l’exil. On a dit qu’elle n’était pas attelée. Erreur ! A certaines heures, la voiture de l’exil est toujours prête, sans que personne en ait donné l’ordre, et il n’y a qu’elle de prête, avec les relais de la route connue.

M. Guizot, dont les pensées étaient souvent plus justes et plus hautes que ses actes, dut se rappeler alors ce qu’il écrivait à M. d’Houdetot quelques mois auparavant : « Les calculs de l’intérêt ne sont pas une base solide ; la moindre affection désintéressée serait plus rassurante. » Tout ce monde, groupé par les intérêts, s’évanouit à l’instant de la débâcle ; par-delà les insurgés, la foule indifférente regarda passer ce qui n’avait pas su fasciner ses yeux. Dans l’entourage, aucun de ces traits touchans, dans le peuple, aucun de ces retours de sensibilité qui embellissent le malheur. La population parisienne ne retrouva un souvenir attendri que pour son préfet, M. de Rambuteau, qui avait fait des