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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/944

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choses utiles à ses administrés ; les envahisseurs de l’Hôtel de Ville couchèrent son portrait sur le lit de la préfecture, en disant : « Dors, papa Rambuteau, tu as bien mérité de te reposer. »

M. Thureau-Dangin établit avec son équité habituelle les responsabilités de chacun, du côté de l’attaque et du côté de la défense. Il ne s’en départ, trop légèrement à mon sens, que vis-à-vis d’un seul homme, Lamartine. Fréquemment, au cours de son récit, l’historien charge le poète ; pourtant, il le reconnaît lui-même, le grand isolé n’a jamais conspiré. Admirable d’abnégation au moment de la coalition, il reprend ensuite sa liberté ; hautement, franchement, il attend et appelle la bourrasque qui doit le porter au rivage de ses rêves. M. Thureau-Dangin accuse « cette ambition immense et vague. » Ambition toute naturelle et légitime, puisqu’elle était liée à des vues élevées sur la transformation imminente de la France, puisqu’elle ne trahissait aucune fidélité, ne faussait aucun serment. Mais voici qui est plus grave. Notre auteur représente Lamartine indécis, au moment où Mme la duchesse d’Orléans se rendait à la chambre, avec l’espoir d’y faire proclamer la régence. L’acteur Bocage, venant des bureaux de la Réforme, aurait alors gagné le poète en lui disant : « Aidez-nous à faire la république, nous vous y donnerons la première place. » — Et M. Thureau-Dangin revient à plusieurs reprises sur « le marché de M. de Lamartine. « Il avoue d’ailleurs qu’il tient ce renseignement de troisième main. Je voudrais des sources plus directes et plus sûres, avant d’immoler cette chère mémoire à une vanterie de comédien. Sur le fond même de la question, M. Thureau-Dangin peut-il croire que l’intervention de Lamartine eût prolongé la régence plus d’une heure ? Le scénario de nos révolutions est classique, à force d’être répété. — Acte I. — Le monarque abdique en faveur d’un enfant. — Acte II. — Quelques fidèles proclament cet enfant et la régence. — Acte III. — Le peuple proclame la république à l’Hôtel de Ville. — Il est sans exemple que l’acte II ait fait languir la pièce, on sait dès le prologue qu’il faudra la jouer jusqu’au bout. En sacrifiant sa popularité pour faire durer quelques instans un expédient condamné d’avance, Lamartine eût gaspillé cette force qui allait arrêter le drapeau rouge et sauvegarder l’honneur du pays. Pourquoi l’eût-il fait ? Que devait-il à ce gouvernement ? Ah ! si Lamartine, le fils du défenseur des Tuileries au 10 août, eût touché au trône de ses rois en 1830, les amis de sa gloire auraient dû lui souhaiter, lui loger au besoin une balle dans la tête. Après 1830, et c’est ce que M. Thureau-Dangin semble oublier quelquefois, en dehors de ceux qui avaient commandité l’entreprise, personne ne devait rien à personne, toutes les ambitions raisonnables étaient également licites dans la carrière ouverte à tous. Passager sur un navire battu