Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beaucoup souffrir son mari, et sa mort, survenue en 1777, fat une double délivrance.

Goethe sentit vivement sa perte. « — Nous étions… inséparables, dit-il ; avec la plus intime confiance, nous mettions en commun nos pensées, nos sentimens, nos fantaisies, toutes nos impressions accidentelles. » Il lui lisait ou lui envoyait tout ce qu’il écrivait, « ne fût-ce qu’un point d’exclamation. » La nouvelle de sa mort le trouva à Weimar. Il écrivit le soir dans son journal : « — Lettre de la mort de ma sœur. Journée sombre, déchirement. » Une même note revient les deux jours suivans : — « Souffert et rêvé. » Il projeta ensuite de glorifier Cornélie dans un roman. Le « tumulte du monde » le détourna de son entreprise, et la paix de l’oubli descendit sur sa chère morte mystérieuse.

Nous n’avons pas voulu interrompre l’histoire de Cornélie. Il nous faut à présent revenir en arrière, au temps où son frère soutenait contre leur père une sorte de guerre d’indépendance.

Nous sommes dans l’hiver de 1769-1770. Un soir, Mme Goethe voit entrer son fils, les yeux brillans et l’air très excité. « — Il me dit : Mère, j’ai trouvé dans la bibliothèque un livre superbe, dont je veux faire une pièce. Quels yeux vont ouvrir les Philistins au Chevalier à la main de fer ! C’est splendide, — la main de 1er . » L’idée de son premier drame, Gœtz von Berlichingen, avait germé dans son cerveau en feuilletant un des ouvrages de droit qui devaient être son salut dans la pensée de son père ! Sa mère ne fut pas étonnée ; elle attendait depuis vingt ans avec une entière confiance l’incident quelconque qui lui donnerait ces yeux-là.

Elle fut intrépide dans les années qui suivirent, et les amis des lettres lui doivent de la reconnaissance pour la vaillantise avec laquelle elle défendit les droits du génie contre un béotien obstiné. Il serait monotone pour le lecteur d’assister aux querelles harassantes qui agitèrent la famille Goethe jusqu’au départ du poète pour Weimar, mais il faut qu’il se représente Mme Aia sur la brèche, imperturbable dans sa belle humeur, adroite, maligne, et mettant une telle grâce à sauver le coupable, que son maussade époux, qui savait pourtant bien qu’elle était passée à l’ennemi, lui continuait sa confiance, — apparemment pour le plaisir, que beaucoup d’hommes comprendront, de se laisser entortiller par elle.

Plus le vieux conseiller s’entêtait dans « son plan de vie, » plus elle s’ingéniait pour aider Wolfgang à y échapper. Celui-ci n’avait pas pu s’empêcher, à la longue, de finir son droit (il y avait mis douze ans), et son père lui avait aussitôt fait prendre le métier d’avocat. En apparence, les affaires ne manquaient pas. Il arrivait rue de la Fosse-aux-Cerfs des liasses de papiers que Mme Goethe assurait