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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 112.djvu/62

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reste à l’écart, contemplant sa joie. — Mme Aia, comme ivre, courant enfin au-devant du meilleur des princes, pleurant d’un œil, riant de l’autre et ne sachant pas du tout ce qu’elle doit faire. » — La nouvelle se répand en un clin d’œil dans la ville, — parens, amis, voisins, voisines d’accourir pour voir Wolfgang Goethe avec « son duc, » — la chambre bleue ne désemplit plus, et le cœur de Mme Aia déborde d’orgueil : — « Cette pièce, toujours pleine de gens qui attendaient impatiemment que Son Altesse descendît, — ce bon prince, qui entrait d’un air gracieux, se laissait dévisager par tout le monde, causait avec l’un et l’autre, — ce n’est pas une lettre qu’il faudrait pour tout raconter à Votre Altesse, c’est une chronique (8 octobre). » — Goethe et « son duc » reviennent une seconde fois dans le courant de l’hiver, puis c’est la duchesse douairière, puis son fils cadet, puis tous les personnages de la cour de Weimar qui ont le respect des favoris, et Mme Aia a désormais l’esprit en repos : quoiqu’on disent les mauvaises langues, Wolfgang n’est pas à la cour sur le pied d’une façon de domestique.

Les gens de lettres n’avaient pas attendu l’exemple d’en haut pour entourer d’hommages leur « mère Aia, » ainsi qu’ils l’appelaient. Ils la vénéraient par esprit de corps, à cause de ce que Goethe leur avait rapporté de son dévoûment quand il avait voulu suivre sa voie. — « Il n’y a pas à dire, écrit Wieland en 1777, il faut que je voie la mère de Goethe. » Quelques mois plus tard, il est chez elle, et Mme Aia adresse à une amie la jolie lettre que voici : — « Wieland est ici depuis plusieurs jours, ainsi que l’ami Merck… Tout est sens dessus dessous depuis le matin jusque dans la nuit ; car, ma chère commère, vous qui avez un poète pour mari, vous savez par expérience que cette race d’hommes-là fait plus de désordre en un jour que nous autres, pauvres vers de terre, en une année. Aussi pouvez-vous vous représenter l’état épouvantable où est ma maison. Je vous écris à six heures du matin, pendant que tout dort encore profondément. »

On remplirait des pages avec les noms des gens célèbres ou distingués qui firent le pèlerinage de Francfort en l’honneur de Mme Goethe. Elle figurait parmi les curiosités de l’Allemagne. Quand Mme de Staël parcourut la terre germanique à l’état de tourbillon pour étudier « les foyers de lumières, » elle mit la mère du grand homme sur la liste des choses à voir, à l’indicible horreur de Mme Aia, que la réputation d’éloquence de notre compatriote remplissait de terreur. — « Que me veut cette femme ? écrivait-elle à Goethe. Je n’ai pas même écrit un A. B. C. D., et mon bon génie m’en préservera aussi dans l’avenir. » On n’échappait pas à Mme de Staël. La légende dit qu’elle parut devant Mme Goethe en turban